FEUILLETON DU TEMPS
DU 28 JUILLET 1937
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À TRAVERS
LES LITTÉRATURES
ÉTRANGÈRES
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LE VOYAGE DE
FRÉDÉRIC KARINTHY
AUTOUR DE SON CRÂNE
Le.Pester
Lloyd écrivait le 8 octobre dernier « Le professeur suédois Olivecrona,
chirurgien du cerveau, a sauvé la vie de notre collaborateur Frédéric. Karinthy
par une audacieuse intervention. Pendant quatre heures, sans être endormi,
Karinthy est resté sur la table d’opération, le crâne ouvert et la masse du
cerveau à nu mais parfaitement conscient. Le coup d’audace du .chirurgien a
réussi, et Karinthy est revenu guéri en Hongrie. Il a mis sur le papier cette
expérience unique, afin de faire savoir au public ce qui s’était passé dans son
âme pendant ces quatre heures où elle flottait entre la vie et la mort Nous
commençons aujourd’hui la publication de ce récit fantastique... » Cette
confession d’un opéré a eu en Hongrie, en Allemagne, en Suède, un immense succès.
En voici l’essentiel.
Le
10 mars, Karinthy, qui depuis l’enfance n’avait pas été malade, était assis.au
café, et il songeait à écrire une pièce, quand il entendit soudain un Vacarme,
comme celui d’un train qui démarre. La journée du lendemain s’écoula normalement ;
mais, par un singulier hasard, Karinthy assiste à six heures à la présentation
d’un film où une opération au cerveau est enregistrée. À sept heures il est au
café et les trains imaginaires qu’il avait entendus la veille recommencent à
rouler. Il ne fit point de rapprochement entre le spectacle de l’après-midi et
ces symptômes. Il crut au contraire à quelque accident de l’oreille, et le
lendemain il alla voir un jeune spécialiste qui diagnostiqua une inflammation
des conduits auditifs.
Pendant
quelques semaines, la vie continua sans changement, occupée de travaux
littéraires. Tous les soirs, à sept heures, le train partait. Un psychanalyste
rencontré un soir écouta avec intérêt la confession de l’écrivain. Celui-ci se
sentit soulagé par son aveu. Il n’était pas entièrement étranger à cette
science psychanalytique, que sa femme étudiait à Vienne. Au cours de l’ouvrage,
non seulement il trace de lui-même des analyses, très fines, qui sont un des
charmes du livre, mais par endroits il développe des idées purement
freudiennes. « Pendant toute ma maladie, dit-il, j’ai.eu un sentiment de
faute. Je me sentais coupable de je-ne-sais-quoi, d’un péché oublié et qui
n’était point effacé pour cela. » Sur ces entrefaites, des symptômes
nouveaux apparaissent. Un jour, au café, la glace fixée au mur, en face de lui,
paraît se déplacer, les objets deviennent irréels. Il pense à la rupture d’un
vaisseau, à l’apoplexie. Ce n’est, qu’un instant, mais interminable, et
suffisant pour lui montrer que la mort subite est un supplice aussi affreux que
toute autre. Enfin un médecin qu’il consulte diagnostique : « Pas de
troubles de l’ouïe, pas d’apoplexie, rien qui relève non plus do la
psychanalyse : mais une intoxication par la nicotine. Supprimez le
tabac. »
Que
faire de ses maux, sinon s’en accommoder ? Le bruit du train, les
vertiges, les évanouissements consécutifs à ces vertiges, devinrent une
habitude très supportable. Il s’y ajouta des maux de tête, auxquels Karinthy
n’attacha pas d’importance et qu’il traita par l’aspirine. Puis au début
d’avril son estomac se souleva tout à coup avec violence. Un autre jour son
fils Cini lui fait remarquer qu’en marchant il appuie sans cesse à droite. Sa
femme se plaint de ses lettres, dont l’écriture est devenue illisible. Il va la
voir à Vienne. Il visite avec elle à l’hôpital où elle travaille. Après qu’ils
ont traversé une section des agités, ils arrivent à une salle silencieuse, où
quelques malheureux achèvent de vivre. Des pancartes, comme celles qu’on
attache aux plantes ou qu’on fixe sur les cages des bêtes, sont au chevet de
leur lit : Actinomycosis, -Cysticercus, Acromégalie. Un dernier malade a une
expression étrange. Tumor cerebri. L’écrivain se rappelle qu’un de ses amis est
mort de cela à vingt-cinq ans. Le malheureux ! Soupire-t-il. Le voilà hors
de la salle. Tout à coup, il s’arrête : « Aranka, dit-il à sa femme,
moi aussi, j’ai une tumeur du cerveau. »
Alors
commence une extraordinaire chasse à la vérité. Pour le rassurer on lui énumère
les symptômes d’une tumeur. Il les a ou plutôt par une suite de coïncidences,
passionnantes comme un roman policier, il découvre qu’il les a. Nous le
retrouvons dans une clinique, d’où il s’évade un soir pour revenir le
lendemain, puis, dans un sanatorium, puis à Vienne, chez le docteur Pœtzl, puis
de nouveau chez lui, à Pest, pour huit jours. Tout cela entrecoupé de crises,
d’incertitudes, de rémissions, de traitements, de coups de théâtre, et parfois
de telles douleurs qu’il pense se tuer. Enfin, on apprend que le grand
initiateur américain de la chirurgie du cerveau, Cushing, a en Suède un élève
égal à lui, le docteur Olivecrona. II est grand temps d’agir. Les tumeurs du
cerveau ont des répercussions terribles sur la vue. Un de leurs symptômes est
ce que les Allemands appellent Papillaritis et les
Français, je crois, la stase papillaire. L’ophtalmoscope a montré dès le début
cette accumulation de .sang dans le fond de l’œil, mais elle s’accroît. Si
Karinthy n’est opéré dans quinze jours, c’est la cécité complète. Ses amis
s’arrangent pour l’envoyer à Stockholm. En arrivant à Berlin, l’esprit
parfaitement lucide, mais comme si son corps avait une autre âme que son moi,
il commence à marcher en rond, et ne peut réussir à sortir seul de la gare. II
ne distingue plus sa propre écriture il écrit des lignes qu’il ne voit pas. Il
ne perçoit plus les couleurs, mais seulement les; traits ; encore n’est-il
pas sûr de ne pas les inventer
Le
docteur Olivecrona est un homme de haute taille, cent pour cent Nordique, qui
ouvre des crânes de sept heures du matin à trois heures, rentre dans un petit
château qu’il a à la campagne, et il vit alors en famille jouant au golf ou au
bridge, où il fait autorité. Étonnants caprices de la réalité. Le médecin
suédois ressemble trait pour trait à un autre médecin suédois, imaginaire
.celui-là, que Karinthy lui-même a inventé, vingt ans plus tôt, dans une de ses
pièces : il se nommait Olson Irjö, il était aussi spécialiste du
cerveau ; et il opérait un ingénieur de la peur de mourir, laquelle réside
dans le cervelet.
Le
premier .jour de l’arrivée à Stockholm, Mme Karinthy, qui a accompagné son
mari, assiste, étant elle-même médecin, à une opération. Une jeune fille de
vingt ans. Le crâne ouvert et la dure-mère incisée. Le cerveau apparaît net et
intact. La radiographie a donné une fausse indication. La face du docteur n’a
pas bougé. On emporte la malade endormie pour l’examiner de nouveau. Après une
demi-heure on la ramène dans la salle d’opération ; on rouvre cette fois,
à la tempe. Les assistants frémissent d’angoisse, le docteur est impassible. La
tumeur apparaît. On l’opère. L’opérée vivra.
Cette
fois le dernier acte du drame est commencé. Il était temps. Un matin, le malade
ne voit plus et déjà il s’accoutume à l’idée de vivre aveugle. Il vit
maintenant à demi dans la réalité à demi dans le rêve. Olivecrona vient le voir
à midi et ils échangent des paroles insignifiantes : c’est la réalité.
Mais le docteur revient dans la journée ; haut, maigre, le nez plus long
que nature; il gesticule, il crie pour qu’on ouvre les fenêtres et il rit en
ouragan : c’est le rêve. On avertit enfin Karinthy que l’opération est
pour le lendemain. Quel narcotique a-t-il pris ? II dort dix heures et ne
s’éveille que quand on roule son lit vers la salle d’opération. À ce moment il
est parfaitement calme : pas trace, dit-il, de sentiments ni de passions.
Un véritable état d’esprit du matin, quand on s’est évadé des illusions de la
nuit. II voit autour de lui flotter des blouses blanches, mais il n’a pas la
curiosité de regarder les visages : iI sent,
qu’on le porte par la tête et par les pieds sur une table étroite où on le met
sur le ventre. Une ouverture ovale lui permet de respirer. II essaie de
s’installer, de regarder autour dc lui : à gauche et à droite il ne voit
que le coin du drap. II entend encore murmurer au-dessus de lui, puis le
silence ; puis le froid de 1’acier : on lui coupe les cheveux. La
tondeuse trace de larges raies; on le savonne; on rase ce crâne chauve.
Une
pause. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’observer les pas. II sent une piqûre.
Une injection sans doute. Le médecin est-il déjà là ? Oui sans doute, car
il voit deux blouses. On adapte quelque chose à sa tête. Puis un grondement de
tonnerre, une espèce de hurlement toujours plus rapide et plus haut : le
trépan électrique. On dirait qu’un moteur de mille chevaux tourne avec un bruit
d’enfer, et tout à coup le silence se rétablit. La pointe a traversé le
crâne : le sang coule à l’intérieur. Ce silence dure à peine une minute.
Deux • centimètres plus loin, le fracas recommence. Mais cette fois le patient
peut observer plus froidement : de nouveau le silence, do nouveau le sang
qui coule intérieurement. Qu’est-il arrivé ? Ces horribles forages sont
interrompus. Les gens s’agitent. La table se met en mouvement. Des portes, des
corridors, des ascenseurs, et encore une porte de fer qui s’ouvre : une
grande salle, de l’air frais. La tête est attachée ; une lumière violette
fulgure, s’éteint, se rallume. On tourne le corps; on fixe de nouveau la tête;
on prend des photographies. Puis on revient dans la salle. Le malade est mis
sur le ventre, le visage dans le vide de la table. Il sent qu’on l’attache. En
vain essaie-t-il de faire un mouvement. II pense que cette immobilité va
devenir pénible à la longue, et il épargne son souffle. On semble fureter
autour de son dos. Ce sont les assistants qui délimitent avec des serviettes le
champ opératoire. Que fait Olivecrona ? Pendant que son patient passait
dans la salle de radiographie, il a fumé une cigarette. Karinthy l’a vu, au
retour, écraser la cendre. II a passé ses gants de caoutchouc, fixé une gaze
devant sa bouche, une lampe sur son front.
Maintenant
c’est le grand silence. On coupe la peau du crâne. Elle n’est pas douloureuse,
et pourtant les incisions sont perçues : une grande, en cercle, et,
par-derrière une autre, Karinthy, par un effort désespéré, essaie de voir de
côté. II aperçoit grand comme un mouchoir d’une blouse toute mouchetée :
le sang ne coule pas ; il gicle. L’opéré a toute sa conscience. II est
d’humeur railleuse, taquine, agressive. II va parler tout haut. II emploie la
formule par laquelle, sur les bords du Danube, on prend congé : Na, servus Fritz.
Mais personne ne peut lui répondre, car le tremblement de terre du trépan
recommence. II distingue nettement quatre temps : un coup de piston, une
pression, un craquement, un recul. Et cela de nouveau, de nouveau, sans qu’il
souffre. Mais son humeur change. Il est pris maintenant d’une rage de
destruction, d’une espèce de fureur, tournée contre lui-même. Au milieu de cet
accès, le trépan se tait et la voix d’Olivecrona, si douce, si légère,
murmure : « Comment vous sentez-vous ? » Stupéfait Karinthy
s’entend répondre : « Merci, Monsieur le professeur, cela va bien. »
Des
pensées passent dans son esprit : des propos de sa femme, la même
opération qu’on lui fait ct qu’il a vue au cinéma, le cuisinier d’un grand
hôtel qui fait des croquettes de cervelle, une ballade dont il cherche les
vers. Et de nouveau la voix du professeur : « Comment vous
sentez-vous ? » II remercie, il n’a pas mal, quoiqu’on fende
maintenant la dure-mère. Mais le bruit d’un instrument qui tombe sur le verre
lui est une douleur. Et aussi ses pensées... Ses membres attachés sont
engourdis. Cette immobilité est intolérable. Intolérable encore d’entendre
murmurer au-dessus de soi. C’est à ce moment qu’Olivecrona détacha le cercle de
son front, se pencha sur la cavité et aperçut la tumeur. II y avait deux heures
que l’opération durait.
L’auteur
pardonnera un reste d’éducation humaniste qui me fait préférer à tous les autres
les livres qui sont /une construction de l’esprit ; mais, cette réserve
faite, le sien est une observation de premier\ordre. Non seulement les passages
dramatiques de l’opération sont un témoignage unique (Tourgueniev avait pris
déjà je crois, des notes sous le bistouri) ; mais .tout le .livre .est
d’une lucidité subtile ct d’une vigueur étonnante.
Henry Bidou