|
|
Frigyes Karinthy,
l'humour au couteau |
|
|
|
André Clavel, Samedi 3 juin 2006 |
|
|
|
Frigyes Karinthy avait un nez crochu et beaucoup
d'humour. Il vécut en badinant et sa mort fut probablement son
meilleur canular: c'est en laçant sa chaussure que ce randonneur de
l'inutile rendit l'âme, le 29 août 1938, à 51 ans. Sans
doute voulait-il prouver que l'on peut toujours prendre son pied, même
aux moments les plus délicats. Dans les cafés de Budapest, et
surtout au fameux Central dont il était l'un des piliers, on se
souvint alors de ces sketchs désopilants qu'il improvisait au bord des
comptoirs, pour singer les célébrités de son temps avec
une ironie qui tournait souvent à l'autodérision. Plongeant dans l'effervescence culturelle de De cet humour-là, qui n'épargne personne
et qui se retourne contre soi-même comme un poignard, on
découvre un bel échantillon dans Voyage autour de mon
crâne (Utazas a Koponyam
Körül): en 1937, après avoir
été opéré d'une méchante tumeur cervicale,
Karinthy se jeta rageusement dans ce livre hallucinant, afin de terrasser par
le sarcasme sa terrible maladie. Taillé au scalpel, parfois
délirant de fantaisie, parfois aussi précis qu'un rapport
médical, son récit est une autopsie maniaque de son cerveau
détraqué: tel un Jules Verne de la neurologie, Karinthy navigue
dans les replis de ses lobes contaminés, explore les serpentins de ses
nerfs, crapahute dans la terra incognita de ses
cellules afin de leur arracher le secret de leur dérèglement. En lisant cette confession si étrange, on a
l'impression que son auteur l'a rédigée avec un
stéthoscope collé contre la tempe, pour noter au jour le jour
les bruits bizarres, les bourdonnements insolites et les grésillements
morbides qui assaillent sa malheureuse cervelle. Assis dans son café
favori de Budapest, il croit par exemple entendre un train qui déboule
vers sa table. «C'est un grondement caractéristique,
écrit-il, un grincement lent, forcé, comme quand les roues
d'une locomotive s'ébranlent puis s'installent dans une
trépidation véhémente.» Tel est le premier
symptôme du mal qui le ronge, mais il y en aura bien d'autres. Il les
traque sans répit, en montrant comment la mort avance en lui, pas
à pas, inexorablement. Puis il y aura l'hôpital, le silence de la
chambre, la valse des blouses blanches, les seringues, le charcutage
chirurgical, l'opération de la tumeur sous anesthésie locale.
«Un boucan infernal. Hurlant, accélérant son sifflement,
de plus en plus vite, de plus en plus fort et poussant de plus en plus vers
les aigus, un foret d'acier gigantesque me perce le crâne. J'ai encore
le temps de me dire: trépan électrique! Telle une caisse de
résonance dans un moteur de mille chevaux, ma tête siffle, tonne
et gronde, infernal fracas du ciel, déchaînement de Ce calvaire, l'auteur de Je dénonce
l'humanité le décrit avec une avalanche de détails
macabres. Sans cesser de se moquer de lui-même, en ricanant à
son propre chevet. Et, parfois, en jouant avec ses hallucinations pour les
transformer en matières de rêves. Comme si elles étaient
source de poésie. Comme s'il voulait que son corps vaincu,
humilié, perforé, soit le théâtre d'une
métamorphose où l'humour et l'imagination puissent triompher de
|