Retour page d’accueil

Retour au dossier de presse

CRITIQUE DE LIVRE
Le Temps I Livres I Journal I Critique littéraire
http://www.letemps.ch/images/sep_cont_r2.gif

 

 

http://www.letemps.ch/images/blanck.gif

Frigyes Karinthy, l'humour au couteau

«Voyage autour de mon crâne», dernier livre de l' écrivain hongrois mort en 1938, est une exploration délirante et somptueuse des ravages de la maladie par un Jules Verne de la neurologie. Dans une nouvelle traduction, un chef-d'œuvre d'autodérision.

Titre: Voyage autour de mon crâne
Auteur: Frigyes Karinthy
Editeur: Denoël
Autres informations: Trad. de Judith et Pierre Karinthy. , 286 p.

André Clavel, Samedi 3 juin 2006

http://www.letemps.ch/images/blanck.gif

Frigyes Karinthy avait un nez crochu et beaucoup d'humour. Il vécut en badinant et sa mort fut probablement son meilleur canular: c'est en laçant sa chaussure que ce randonneur de l'inutile rendit l'âme, le 29 août 1938, à 51 ans. Sans doute voulait-il prouver que l'on peut toujours prendre son pied, même aux moments les plus délicats. Dans les cafés de Budapest, et surtout au fameux Central dont il était l'un des piliers, on se souvint alors de ces sketchs désopilants qu'il improvisait au bord des comptoirs, pour singer les célébrités de son temps avec une ironie qui tournait souvent à l'autodérision.

 

Plongeant dans l'effervescence culturelle de la Belle Epoque austro-hongroise, l'œuvre gentiment anarchiste de Karinthy incarne l'esprit de Budapest: légère et tranchante comme le cristal, pétillante de paradoxes surréalistes et de pirouettes pataphysiques, elle révèle un moraliste narquois, une sorte d'Alphonse Allais magyar. Lequel lança un jour, avec un flegme olympien, cette maxime qui le résume à merveille: «En matière d'humour, je ne plaisante jamais.»

De cet humour-là, qui n'épargne personne et qui se retourne contre soi-même comme un poignard, on découvre un bel échantillon dans Voyage autour de mon crâne (Utazas a Koponyam Körül): en 1937, après avoir été opéré d'une méchante tumeur cervicale, Karinthy se jeta rageusement dans ce livre hallucinant, afin de terrasser par le sarcasme sa terrible maladie. Taillé au scalpel, parfois délirant de fantaisie, parfois aussi précis qu'un rapport médical, son récit est une autopsie maniaque de son cerveau détraqué: tel un Jules Verne de la neurologie, Karinthy navigue dans les replis de ses lobes contaminés, explore les serpentins de ses nerfs, crapahute dans la terra incognita de ses cellules afin de leur arracher le secret de leur dérèglement.

 

En lisant cette confession si étrange, on a l'impression que son auteur l'a rédigée avec un stéthoscope collé contre la tempe, pour noter au jour le jour les bruits bizarres, les bourdonnements insolites et les grésillements morbides qui assaillent sa malheureuse cervelle. Assis dans son café favori de Budapest, il croit par exemple entendre un train qui déboule vers sa table. «C'est un grondement caractéristique, écrit-il, un grincement lent, forcé, comme quand les roues d'une locomotive s'ébranlent puis s'installent dans une trépidation véhémente.» Tel est le premier symptôme du mal qui le ronge, mais il y en aura bien d'autres. Il les traque sans répit, en montrant comment la mort avance en lui, pas à pas, inexorablement.

 

Puis il y aura l'hôpital, le silence de la chambre, la valse des blouses blanches, les seringues, le charcutage chirurgical, l'opération de la tumeur sous anesthésie locale. «Un boucan infernal. Hurlant, accélérant son sifflement, de plus en plus vite, de plus en plus fort et poussant de plus en plus vers les aigus, un foret d'acier gigantesque me perce le crâne. J'ai encore le temps de me dire: trépan électrique! Telle une caisse de résonance dans un moteur de mille chevaux, ma tête siffle, tonne et gronde, infernal fracas du ciel, déchaînement de la terre. Une dernière secousse, et soudain tout se tait. Cascade de sang vers le dedans.» Peut-on supporter une telle épreuve? Réponse de Karinthy: «Je n'ai même pas l'idée de me demander si ça fait mal.»

Ce calvaire, l'auteur de Je dénonce l'humanité le décrit avec une avalanche de détails macabres. Sans cesser de se moquer de lui-même, en ricanant à son propre chevet. Et, parfois, en jouant avec ses hallucinations pour les transformer en matières de rêves. Comme si elles étaient source de poésie. Comme s'il voulait que son corps vaincu, humilié, perforé, soit le théâtre d'une métamorphose où l'humour et l'imagination puissent triompher de la maladie. Publié jadis chez Viviane Hamy, aujourd'hui réédité dans une nouvelle traduction, ce Voyage autour de mon crâne est le récit d'une victoire contre soi-même. Elle fut de courte durée puisque Karinthy disparut un an plus tard, foudroyé par une attaque cérébrale.