Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
L’HOMME RECONSTRUIT
Raconté par un professeur
d’université projeté sur écran, équipé d’une machine à parler.
Mes
chers auditeurs, comme nous ne l’ignorons pas, n’est-ce pas, nos ancêtres qui
vivaient il y a neuf mille ans ici en Europe, selon l’observation de nos
machines récentes à rechercher le passé, étaient encore des êtres de matière
organique et de corps organique, autrement dit des êtres périssables et
mortels, qui se nommaient des hommes
ou des êtres vivants. Ces mécanismes
primitifs et rudimentaires, portant sur eux tous les inconvénients de la vie
organique, n’ont compris que lentement, au prix de fatigantes expérimentations,
que dans l’intérêt du futur ils devaient se perfectionner et nous engendrer,
nous, leurs descendants reconstruits, parfaits et immortels. Ce grand travail a
démarré dès leur quinzième siècle à compter de Jésus Christ. Dans le moteur
organique, mou et périssable de nos ancêtres (eux, ils l’appelaient cervelle) ils ont baptisé pensée le courant électrique induit.
Néanmoins ils ont rapidement remarqué que cette énergie est faible et peu
durable, et ils ont inventé ce qu’ils appelaient l’impression des livres, qui fixait et pérennisaient ces soi-disant
pensées, bien entendu alors encore d’une manière passablement primitive, sur de
minces feuillets de papier. De cette façon un des importants produits
énergétiques de la machine humaine organique a été reconstruit, il est devenu
inorganique, donc immortel. Vinrent ensuite pas à pas les différents paliers de
reconstruction de notre ancêtre, l’homme
organique (appelons-le ainsi). La deuxième tâche consistait à rendre
inorganiques les différents effets lumineux extérieurs émanant de l’homme. On a
trouvé des composés chimiques, capables de fixer ces effets lumineux ;
ainsi est née la photographie
représentant l’homme en état figé, dans son apparence. Vint ensuite la
représentation immobile des parties internes : notre ancêtre Röntgen s’en est chargé. Mais il y avait
alors encore beaucoup de manifestations de l’homme ancestral, liées étroitement
et inséparablement à tout son être : par exemple le geste, la voix,
l’apparence dans un espace en relief ; tous ces aspects séparément
devaient être déconstruits, rendus inorganiques, puis reconstitués, pour que
nous, hommes inorganiques, parfaits, puissions voir le jour. Un homme organique
nommé Edison a donné un grand élan à
ce domaine. C’est lui qui a inventé un de nos organes essentiels, la machine à parler, qui captait et
stockait la voix émanant de matières organiques sur des panneaux inorganiques
gravés. Suivit ensuite le geste, une manifestation encore plus importante de
l’homme. Le même Edison solutionna aussi ce problème : il inventa l’image mobile, pouvant reproduire sur
un mur ou une surface plane le descendant parfait de l’homme d’alors :
l’homme évocable par la machine.
Il
s’agissait dès lors de faire le lien entre ces deux innovations. Ils ont donc
inventé le cinétophone,
l’image mobile et parlante, qui a été présentée la première fois à Vienne. Sur
ces images l’homme apparut déjà presque complètement reconstitué : il
marchait, bougeait, parlait, là et autant de fois que nous le
souhaitions ; cette image n’attrapait plus le choléra et autres maladies,
cette image n’était plus obligée de veiller à l’avenir, puisque l’image
elle-même restait pérenne en l’état et ne mourait pas comme son modèle
imparfait, l’homme organique.
La
solution globale du problème était proche désormais. Il ne restait plus à
inventer qu’un automatisme, capable d’enregistrer seul ces images, sans
l’intervention de l’homme organique, et de les projeter automatiquement dans
l’espace ou sur un plan avec un espacement régulier dans le temps. Il ne fallut
pas attendre longtemps. On a inventé la machine qui, électriquement et
automatiquement enregistre des manifestations vitales de l’homme tout ce qui
est essentiel : la voix, le geste, l’image, tout ce qu’on peut capter par
les sens, sans laisser de côté la raison, puisque nous savons de la
"psychologie" que la raison n’est que l’ensemble des perceptions par
la voie des sens, rien d’autre. C’est de cette façon que l’essence de l’homme
fut fixée et reconstituée en un homme inorganique, parfait et immortel. Lorsque
les hommes organiques imparfaits en sont arrivés là, ils ont admis qu’on
n’avait plus du tout besoin d’eux sous la forme dans laquelle ils vivaient
jusqu’alors. Il restait à leur place la machine fonctionnant d’elle-même – et
là-dessus ils moururent tous tranquillement et devinrent poussière. Et nous,
leurs descendants parfaits, nous sommes ici à leur place, et nous ne mourrons
jamais, hourra !
Des disciples images mouvantes,
équipés de machines à parler, projetés au mur :
- Hourra,
hourra, nous ne mourrons jamais ! Vive Monsieur le Professeur !
Et tous disparurent du mur.
(1914)