Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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lettre au rÉdacteur de nyugat

 

Très honoré Monsieur le rédacteur,

Cher ami,

 

Permettez que dans votre revue hautement respectée, dont l’objectif premier a toujours été la défense de la littérature par des moyens honnêtes, dépouillés, j’élève la parole dans l’affaire ci-dessous, à laquelle c’est justement le point de vue littéraire qu’elle recèle qui lui donne une certaine importance générale.

Il y a environ dix-huit mois j’ai lancé une série d’articles humoristiques dans une revue satirique budapestoise ; cette série, je l’ai écrite et poursuivie jusqu’à ce jour en restant fidèle à son caractère initial. Les silhouettes d’un genre original et non sans intérêt y ont petit à petit pris forme : je baptiserais ce genre de caricature littéraire, pour le distinguer de la parodie, du travestissement et du persiflage, auxquels il ne ressemble pas dans son essence. Semblablement à la caricature graphique, ce genre parodie les manières, les tics techniques de personnalités littéraires intéressantes et originales, en tant qu’imperfections, ombres à la beauté des vraies valeurs de l’œuvre, en les exagérant et en les agrandissant, comme si j’exagérais sur un dessin un nez difforme ou une bouche mal dessinée. Je présentais l’œuvre elle-même dans le miroir déformant de l’observateur caché dans les coulisses, qui met en relief et fait sauter aux yeux le comique latent dans ces afféteries. Tel était mon but.

Il y a quelques semaines c’est le roman de Artsybachev[1], Sanine[2], qui m’est tombé entre les mains. Prenant mes distances avec une opinion générale, je remarque seulement que dans cette œuvre j’ai trouvé également ce comique des préciosités dont j’avais besoin pour mes caricatures. Je l’ai trouvé dans la description de Sanine, dans la partialité de l’écrivain à l’égard de son héros. J’ai trouvé comique cette façon brutale et infantile du jeune Sanine d’aborder les problèmes les plus graves de l’humanité, la religion comme le reste, et il était également comique de constater que l’écrivain souligne ces mots brutaux et infantiles comme l’avenir du roman, comme de nouvelles vérités rédemptrices. Par exemple la façon de Sanine, archétype de l’égoïsme et du psychisme superficiel, de prêcher l’inutilité de la pensée, de parler du Christ en tant que symbole de générosité et de profondeur de l’âme.

J’ai donc écrit la caricature de Sanine. J’y ai parodié également la naïveté de l’écrivain qui y apparaît manifeste, ceci en travaillant toujours avec mes moyens, l’exagération, qui par ailleurs est l’outil principal de tout art. La superficialité obtuse et ridicule de Sanine face aux religions et le penchant transparent de l’écrivain, de même que le comique de ce penchant, je les caricature dans une scène où le Christ se trouve en face de Sanine. Aux quelques paroles crânes, insolentes et imbéciles de Sanine, le Christ, ce Christ imaginé par Artsybachev, ne trouve rien à répondre, il se trouve totalement découragé, et il déguerpit en pleurant avec ces mots : « Oh, c’en est fait de nous ! », signalant par-là que Artsybachev pense en finir comme ça avec l’idéal christique.

Eh bien, voilà.

Sur la base de tout cela, le procureur de Budapest m’a mis en accusation pour incitation contre la religion et blasphème. J’ai appris cela aujourd’hui. Qui ne me croit pas peut aller vérifier. Autrement dit, j’aurais commis un acte antireligieux pour avoir cloué au pilori la tendance antireligieuse.

L’unique motif harmonieux de ma vie misérable et stupide, l’esprit christique, n’est pas en mesure de m’offrir consolation contre la stupidité humaine. Pas de fuite possible, de paix, nulle part : la société se couche sur mes pensées, s’affaisse sur ma poitrine, je n’en peux plus. C’est une chose impossible, inepte ; on ne peut pas écarter un homme avec une telle violence.

Ce qui se passe ici à Budapest, c’est plus que ce qu’on peut régler dans un rire de colère. Il ne suffit pas qu’on extirpe des criminels de derrière les retranchements de la littérature, on inculpe désormais de simples suspects. C’est ridicule et incroyable. Je n’ai pas le droit d’observer les choses à travers les lunettes de l’humour, je n’ai pas le droit de recourir aux moyens les plus naturels, les plus humains de la satire, je dois trembler à chaque mot que je mets sur le papier, parce que si à la place de "Dieu" j’écris "Mon petit Dieu", je me suis moqué de la religion et j’ai ameuté le peuple contre elle.

Dans un des chapitres de son œuvre intitulée "Deutschland", Heine écrit sur les portraits du Christ que ceux-ci sont accrochés sur des croix comme modèles dissuasifs à la limite des villages, comme pour dire : « Voyez ce qui est arrivé à l’homme qui a osé chasser les marchands du temple ». Faudrait-il craindre que pour cette idée spirituelle, caractérisant la société d’une satire si juste, Heine soit cité chez nous en cour d’assises ?!

Il faut faire quelque chose pour que ce soit des hommes compétents, connaisseurs en littérature, qui jugent dans les affaires littéraires, parce que cela ne peut plus continuer. Aujourd’hui j’espère seulement que la procédure lancée contre moi est basée sur un malentendu ou un examen superficiel, faute de quoi je devrais sombrer dans le désespoir : puisque même la censure avant la révolution serait plus pitoyable à mon égard si elle comprenait que ma satire était dirigée contre les tendances antisociales.

En ce lieu, profitant de l’hospitalité d’une revue littéraire de haut niveau, usant de moyens littéraires honnêtes, je proteste solennellement avec la plus grande énergie contre l’accusation du procureur, fondée sur la non-compréhension et le malentendu. Il est impossible que dans un État civilisé je sois obligé de penser à la police pendant que j’écris, et me demander si elle ne risque pas d’interpréter mes mots de travers. Dans les présentes lignes je m’adresse au jugement du public cultivé, comprenant la littérature et sachant distinguer, face à l’arbitraire des milieux officiels qui, eux, ne savent pas distinguer.

Toute ma gratitude va à vous, Monsieur le rédacteur, pour avoir bien voulu publier ces lignes.

Budapest, le 9 avril 1909.

Respectueusement,

Frigyes Karinthy.

 

Nyugat, n°8, 1909.

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[1] Mikhaïl Petrovitch Artsybachev (1878-1927). Écrivain et dramaturge russe. Auteur du roman Sanine, à connotation érotique et nihiliste, qui connut un extraordinaire succès populaire au début du XXe siècle avant d'être censuré par le régime tsariste puis soviétique et de sombrer dans l'oubli, son œuvre n'étant plus rééditée avant 1994.

[2] Il s’agit de l’article intitulé Sanyi. Dans le recueil Ainsi vous écrivez.