Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PoÈme et rÉcitation

Encore incrédules et étonnés, mais il nous faut le noter : dans la grande Hongrie la poésie est devenue d’actualité. On affirme, j’ignore si cela est vrai, que des gens achètent des recueils de poésie, ils parlent des poèmes entre eux et, aux dires de certains, ils commencent à faire des distinctions. Quoi qu’il en soit, qu’il soit permis et possible de parler de poèmes est déjà formidable, le fait que par exemple je puisse écrire cet article et ne pas avoir à en rougir, et même, trouvera-t-il peut-être des lecteurs. Il est très bon de dire ce genre d’observations à haute voix. Si elles sont conformes à la réalité, tout va bien, et si non, elles peuvent au moins servir d’oracle de Macbeth, cette prophétie qui provoque ce qu’elle prédit.

C’est donc le cœur ému que je décris mon sentiment : le jeune journal Magyarország nous a livré de beaux poèmes nouveaux ; des vécus spirituels ennoblis et nuancés se déclarent, avec un art ennobli et nuancé. Quasiment chaque jour je découvre un vers magnifique dont le rythme trouve un écho dans mon âme : dans un frisson inconscient, mes lèvres se mettent spontanément à remuer. Le cœur ému je me mets à répéter ce vers pour mieux sentir son atmosphère, mieux jouir de la musique de sa forme.

À l’une de ces occasions je me suis mis à réfléchir : cette récitation intérieure doit en réalité répondre en moi à une sorte de sentiment de manque, sans cette verbalisation le plaisir artistique ne serait pas complet. Je suis parvenu à un résultat que j’essaye de résumer dans ce qui suit.

Un poème écrit n’est pas encore en soi complet et achevé, de même que son frère de sang, l’œuvre musicale n’a pas achevé sa vocation tant qu’elle ne se trouve que sur papier. Un poème, par sa nature, est quelque chose qu’il faut réciter. Un rythme et une atmosphère, une passion et un sentiment – autant de choses qui clairement et expressément attendent d’être interprétées, pour achever leur vocation, tout comme l’œuvre musicale. Cela est simple est naturel. Il est étonnant que tout le monde ne le ressente pas. En effet, le genre poétique est né de la même façon que la musique : sur les lèvres du poète, dans une présentation dramatique. Plus tard on a appris à le mettre sur papier. De ce point de vue le poème écrit est équivalent à la partition d’une œuvre musicale, il sert à fixer l’effet artistique qui ne se met vraiment en valeur que quand il est interprété. On dit, et c’est possible, je l’ignore, qu’un musicien expérimenté est capable de jouir à la seule lecture d’une partition autant que s’il l’entendait. Je comparerais à cela le plaisir de la lecture de la poésie, mais cela ne ferait que renforcer ma théorie que le poème est en général une création artistique destinée à être interprétée, il atteint son but dans une bonne interprétation, rendant compréhensible et exprimant tout ce à quoi l’écriture ne fait qu’allusion.

Ici se présente une occasion pour un tournant intéressant. Nous parlions de nouveaux poèmes et de nouvel art d’écrire des poèmes. D’aucuns se plaignent souvent que les nouveaux poèmes sont difficiles à comprendre. Qu’il me soit permis de chercher une des causes de cette impression en ce que parallèlement au nouvel art de l’écriture poétique il ne s’est pas développé un nouvel art de la récitation poétique, qui aurait pu donner sens et but à ces effets poétiques nouveaux et surprenants. (Je rappelle ici que je distingue entre l’art de la récitation de poésie et l’art de jouer la comédie : ce dernier a déjà vécu sa sécession.) Ces derniers temps la récitation de poèmes a été trop négligée et méprisée, oubliant le but réel susdit de l’écriture poétique. On récite trop peu et trop mal chez nous: des  comédiens et des dilettantes travaillent avec les moyens de l’école romantique et réaliste, or ces moyens ne correspondent plus aux poèmes impressionnistes d’aujourd’hui, de même qu’on ne peut pas interpréter Wagner sur un clavecin. Il est donc naturel que les poèmes destinés à éveiller de nouveaux effets ne soient pas compris. J’ai entendu récemment réciter des œuvres de Endre Ady quelque part, par des comédiens et des comédiennes : c’était horrible !

Ils ont assassiné le rythme extérieur et intérieur ; ils truffaient les vers de sentimentalisme, de prétention. Le nouvel art de la récitation opère avec des effets plus nuancés et plus profonds, c’est seulement ainsi qu’il peut se blottir contre la nouvelle poésie plus nuancée. Il trouve des ouvertures considérables, il les emprunte aux autres arts (musique, peinture, effets d’éclairage). Mais tout cela demandera qu’on en parle à part.

Pourtant une chose est certaine : il convient de mettre la récitation à la mode, comme les poèmes ont été mis à la mode. Des milliers d’auditeurs intelligents remplissent chaque soir les salles de concert. Pourquoi ne pourrait-on pas organiser des soirées de récitation poétique, des concerts de poèmes ? Autant d’occasions d’effets magnifiques mis en scène, représentés. Il ne s’agit pas d’un zèle à faire sourire. De même que ce que fait Elf Scharfricter[1] à Munich, au moins dans sa tendance, n’est pas si bête que ça. J’ai entendu l’autre jour Maria Delwart, Henry, réciter des poèmes dans le cabaret de Endre Nagy[2] : je peux vous affirmer que le plaisir artistique était de premier ordre. Il y a toujours eu et il y a toujours des talents ; il faut leur donner des occasions pour s’exprimer.

J’aimerais avoir l’occasion de débattre de ces questions. Une confrontation des opinions ne peut que faire avancer la cause. D’ores et déjà je sens fortement que notre poésie a besoin de voir s’épanouir un art de la récitation honnête et sérieux, car seuls les deux ensemble peuvent atteindre un effet vrai et artistique.

 

Nyugat, n°10-11, 1909.

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[1] Elf Scharfricter : Les onze bourreaux, cabaret politique et littéraire.

[2] Endre Nagy (1877-1938). Directeur de théâtre, fondateur du cabaret Moderne Színpas (Scène Moderne).