Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le pÔle a ÉtÉ dÉcouvert

 

Ils ne restaient pas en place, ils ne pouvaient plus se tenir tranquilles : il fallait le découvrir, il fallait y poser le trépied de la boussole, il fallait salir ses neiges avec nos pieds, il fallait s’arrêter dessus – et il fallait se rendre compte que là il n’y a rien, rien, je vous dis. Eh bien, ça y est. Nous avons attrapé le vieux, nous l’avons piétiné, nous l’avons tiré de son lit ; des bottes en cuir de Russie ont clapoté, satisfaites, quasiment en ricanant, sur les champs vierges enneigés – c’est fait. Et voilà : il est découvert.

Je le lis le matin dans les journaux et moi aussi je ricane avec satisfaction : eh bien, tiens, tiens, on l’a quand même découvert. Ils ont zigzagué dans des champs enneigés, des petits traîneaux ont tintinnabulé, des petits chiens ont jappé, ont souffert de la faim, du froid, on a construit des igloos. Je lis et relis avec une passion fiévreuse cette quinzaine de lignes, je tapote l’épaule de l’excellent Monsieur Cook avec un sourire approbateur : quand même, cela fait cinq cents ans qu’on le cherche, et maintenant on l’a trouvé. Et puis je tourne vite la page et j’entame la lecture d’un article de Ferenc Molnár sur la mort d’une bonne nommée Rozi.

Comment cela ? Serais-je un philistin à l’âme désolée et sans aucune imagination, incapable de me représenter l’importance d’un tel événement ? Non, ce n’est pas là que le bât blesse. J’ai lu une quinzaine de lignes sur les chiens, la neige, les icebergs ; puis tout d’un coup, inconsciemment, je commence à m’ennuyer, j’ai le sentiment qu’un jour quelque part, la respiration retenue et l’âme fascinée, j’ai déjà lu les mêmes choses ; mais ceci ici, n’est qu’une pâle et ennuyeuse copie, une imitation antiartistique de l’autre.

Oui, ça me revient, je sais ce que c’était. C’était écrit pas Jules Verne, sous le titre : Les aventures du Capitaine Hatteras. C’est un monde terrifiant et magique, patrie de sentiments inconnus. Une page terrible, muette, morte, pleine de blancheurs, s’étale dans l’infini nébuleux, sous des voûtes béantes. Des formes merveilleuses et effrayantes se figent partout et l’air est rempli de scintillante lumière spectrale. Du haut de la cloche gelée du ciel des faisceaux de rayons serpentent et tombent sans cesse : le mirage du Nord, l’aurore boréale. Le jour et la nuit n’alternent jamais ici : l’ombre immuable d’idoles glacées montant jusqu’au ciel s’alite inerte, lourde comme le plomb, sur les eaux immobiles. C’est très différent, il y a là-dedans quelque chose de formidable et de redoutable qui serre le cœur : ce sont les lugubres régions de Nietzsche, où il n’y a ni sentiments ni passions. En bas, dans la plaine éblouissante des champs de neige de minuscules points noirs bougent, avancent en trébuchant : c’est Hatteras, homme taciturne aux lèvres serrées, qui se bat contre les éléments sourds. Ses hommes tombent, son bateau est la proie des flammes : le charpentier pousse ses derniers râles, il se relève une dernière fois pour proférer une malédiction de son poing enflé… Hatteras qui voudrait s’approcher de lui est repoussé par un coup de vent glacial : il s’arrête les bras croisés et tandis que l’ouragan lui envoie des débris de glace dans le visage, il affronte la nuit infinie… Et par-là, vers minuit les contours du pic d’une montagne vertigineuse du Nord se détachent de la voûte céleste, rougeoyant dans cette lumière glaciale : de sa gorge noire une colonne de flammes s’élève soudainement… Sur le pôle ! Sur le pôle, le point où les arcs des méridiens convergent, pèse un cracheur de feu tourbillonnant de tout son poids… Un cratère noir dans le lac de lave où la main de l’homme ne plantera jamais un drapeau glorieux… Secret et pénombre dans lesquels nos yeux se plongent en frissonnant et qui ne répondent jamais…

Bien sûr, tout cela n’est plus que stupide bavardage, depuis que Messieurs Cook et Peary y sont allés et ont constaté qu’il n’y a rien là-bas. Mais en Amérique il se passe quantité de choses : les journaux hurlent, ces Messieurs les géographes se battent, ils comparent les instruments : qui a été le premier ? Et désormais il est tout à fait certain que la Terre est ronde et que tout est conforme à leur enseignement et que la science humaine a planté sa torche là même aux sommets ultimes du globe. Qu’il me soit permis de noter ici une pensée vraiment stupide. L’important n’était peut-être pas le pôle, mais de l’avoir découvert. Comme ce cinquecento m’était charmant et désirable, quand il n’était pas encore sûr que la Terre fût une gentille petite bille, et quand l’Amérique n’existait pas encore autrement que sous forme d’hypothèse – en s’arrêtant sur les rives de l’Océan Atlantique, l’âme humaine pouvait ressentir l’horreur sublime de l’infini et l’ivresse des possibilités sans limites. Le pôle Nord ! Ni moi, ni toi, ni lui ne le découvrirons plus jamais. Nous avons notre joujou, pourquoi ne savons-nous pas nous en réjouir ?

Non, non, ces entrefilets dans les journaux n’arrivent pas à saisir, à remuer mon imagination autant qu’a pu le faire le capitaine Hatteras que j’ai lu autrefois. Seraient-ils mal écrits, ou quoi ? Oscar Wilde dit : « Ce n’est pas l’art qui imite la vie, c’est la vie qui imite l’art ». Il aurait pu ajouter : « et même, sans beaucoup de talent ».

 

Nyugat, n°18, 1909.

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