Frigyes Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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rÉdactions russes

 

(Du cahier de l’apprenti journaliste Diligent, élève de la classe de 4eB, boursier, dispensé d’éducation physique)

 

trèntiÈme rÉdaction

Ma bien aimée guerre mondiale !

Y a-t-il chose plus belle qu’une guerre mondiale ?

Qui oserait demander cela ?

La guerre mondiale est le plus merveilleux sentiment qui ait jamais gonflé notre poitrine, soyons fiers que Monsieur le Professeur que nous aimons et respectons nous en ait jugés dignes.

Si nous regardons alentour la merveilleuse terre de notre patrie bien aimée dont il n’y a pas plus belle au monde, partout nous rencontrons les voix d’une liesse enthousiaste.

Quel bonheur d’avoir enfin l’occasion de ce qui dès notre tendre enfance a été notre vœu le plus cher : sacrifier notre vie pour notre petit père, le Tsar de tous les Russes ! Je me rappelle, un jour quand j’avais huit ans, mon papa m’a poursuivi pendant une demi-heure autour de la table parce que j’avais déclaré ne pas vouloir manger mon dîner avant de sacrifier ma vie pour la patrie et pour le Tsar. Par caprice je prétendais ne pas avoir assez d’appétit.

Quel bonheur d’être enfin libéré de la tyrannie bourgeoise qui voulait entraver le sacrifice de notre vie pour le Tsar ! Il n’était vraiment pas possible d’endurer cela plus longtemps. L’homme est né libre, non esclave, et durant les longues et pesantes années de la paix notre droit humain élémentaire de sacrifier notre vie pour le Tsar a été piétiné par les institutions bourgeoises. Maintenant enfin l’aurore de la liberté a pointé, alléluia ! Tout le monde peut, tout le monde a le droit de mourir pour le Tsar !

Voilà ce que la guerre nous a apporté !

Et elle nous a aussi apporté de pouvoir enfin écrire librement à quel point nous haïssons, à quel point nous abhorrons la Monarchie. Pendant les années de la paix nombre d’écrivains étaient contraints d’écrire ce mensonge dont leur âme avait horreur, selon quoi, nous personnellement, indépendamment du Tsar, ne détestons pas en réalité la Monarchie autant qu’on pourrait le penser. Parce que, n’est-ce pas, pourquoi un Russe bon devrait détester un Hongrois bon alors qu’ils ne se sont jamais fait de mal, qu’ils n’avaient aucun problème entre eux, rien à exiger de l’autre : ils aimeraient au contraire volontiers bavarder ensemble du beau temps, de la vie difficile et de ce que fait le petit Toto.

Les petits garçons écrivains mal élevés avaient écrit de méchants mensonges de cette sorte, mais maintenant va venir le professeur censure, et à nous, jeune journaliste diligent, il nous a permis d’écrire enfin librement le sentiment le plus intime et le plus vrai de notre cœur – oui, nous pouvons enfin écrire que nous détestons les Hongrois parce qu’ils ont été grossiers avec le Tsar.

Le pays n’est que liesse et bonheur : où que nos regards se portent, des soldats éclatent de joie les deux joues pleines de rires parce qu’ils peuvent enfin mourir pour le Tsar. Si parfois on voit un soldat de mauvaise humeur ou triste, il faut lui demander ce qui ne va pas, et si ce soldat est franc, il avouera que son cœur est rongé par la jalousie, parce qu’il n’a pas pu mourir pour le Tsar comme tant de ses camarades. Eh oui, c’est une grande tristesse, on peut le comprendre : mais consolez-vous, vous qui êtes tristes, votre nombre va diminuer.

L’ordre et le calme ont donc enfin été rétablis ; le peu de désordre qui reste, on peut le déceler dans les gares où il arrive encore que des soldats se bagarrent parce qu’il n’y a pas assez de place dans les wagons partant pour le front, et tout le monde veut y monter par la force. Dans son admirable sagesse, le gouvernement fait tout pour satisfaire leur souhait, mais souvent la chose ne peut pas aller de soi : les soldats blessés de retour du front causent beaucoup de désagrément avec leurs exigences pour qu’on les ramène de suite sur le champ de bataille ; parmi eux certains sont devenus sourds au front et ainsi il est difficile de leur expliquer qu’ils doivent un peu attendre ;

 

(Effacé par la censure)

 

Vive notre guerre mondiale aimée et respectée, que Dieu la garde en bonne santé de même que son épouse et ses enfants.

 

Présentation  de la rédaction : correct

Application : très bien

Comportement : inlassable

 

Docteur Censure, professeur de langue russe.

 

Az Újság, le 23 juillet 1915.

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