wFrigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

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DICTIONNAIRE FUTURISTE

 

On croupit totalement dans ce conservatisme : j’entends, gêné, que les futuristes commencent à regarder d’un mauvais œil mes écrits qui offensent sur plusieurs points le manifeste publié par Marinetti – moi j’écris encore en phrases, j’utilise des substantifs inodores (selon le nouveau règlement futuriste les substantifs ont non seulement un sens mais aussi une odeur, que l’on doit signaler par des interponctions adéquates) et tout à l’avenant. Mon cercle de notions est lesté de toutes sortes de fardeaux vieux jeu, encyclopédiques, alors que Marinetti et les siens aient déclaré depuis longtemps que tous les musées et tous les savoirs encyclopédiques devaient être démolis. La nouvelle cognition est purement intuitive, et elle se crée par une voie impressionnistique. Nos notions sur les choses doivent nous être insufflées par le génie frais et primitif de l’enfant qui se blottit en nous, simplement quand nous imaginons comment est cette chose – sans toute stupide méthode empirique. Quel peintre minable est celui qui a besoin de modèle quand il veut peindre quelqu’un !

Bon, d’accord. Dans ces conditions il y a un os avec les vieux dictionnaires : ils ne contiennent pas ce qu’un futuriste conscient peut utiliser pour parfaire sa vision du monde. Tout cela anticipe la nécessité d’un nouveau dictionnaire ; ce dictionnaire est écrit par les génies futuristes ; non au coin de la lanterne sourde désuète, servile de la collecte des données, mais au feu dévorant du projecteur de l’imagination. L’auteur du dictionnaire futuriste picore simplement les mots tels qu’ils viennent en ordre alphabétique – ou autrement, j’y pense à l’instant, à quoi sert l’ordre alphabétique ? Le futuriste picore donc simplement les mots comme ils viennent, il explique leur sens, tel que le voit son imagination encore jeune et pure, non contaminée par les connaissances surannées, scolastiques.

Ô, vous, les jeunes ! Génies du futur, ô, cassi-casseurs ! C’est un de vos compagnons chenus, aux sens blets, qui vous tend les bras : accueillez-le ! Permettez-moi de participer à votre magnifique œuvre avec lequel vous chamboulez le monde, et vous détruisez la rue Rombach !  L’avenir est à vous, la vie est à vous, la poésie est à vous – laissez-moi courir avec vous, je vous le demande humblement. Je n’ai pas encore été dégrossi : mon imagination s’envole encore souvent, esclave d’anciennes idées erronées, vieillottes – rien que l’autre jour, en tombant du haut d’une échelle, je me suis surpris à m’approcher du centre de la Terre avec une accélération de 9,80, c’est cela le pire des snobismes, n’est-ce pas, puisque c’est à l’école que je l’ai appris que c’est ainsi que doivent tomber les solides. Mais, pardonnez-moi, c’est la force de l’habitude ! Je m’efforcerai de m’amender afin de me rendre digne de la perception du Grand Savoir, permettez-moi de contribuer au Dictionnaire Futuriste en en écrivant quelques entrées, telles que les mots me viendront à l’esprit.

Verre, fabrication du verre. Objet dur hostile et sans intelligence, non dépourvu de malignité. Il n’est pas aisé de le voir avec nos yeux, parce que sous beaucoup d’égards il ressemble à l’air, qu’il n’est pas aisé de voir non plus ; quand on lui rentre dedans, le v. n’hésite pas de nous cogner à la tête, pourtant nous ne voulions lui faire aucun mal. On ne peut pas le plier car il casse ; le fait qu’il existe quand même des v. pliés, courbes (voir : bouteille, coupe, lentille de verre), laisse deviner qu’on peut malgré tout le plier, à condition apparemment de le faire lentement, avec prudence, en sorte qu’il ne s’en aperçoive pas. Lors de la fabrication du v. on prend toutes sortes de vieux tessons, on les jette dans un chaudron, on les fait chauffer jusqu’à ce qu’ils deviennent liquides et alors on peut l’aplanir. Pour que le v. acquière sa transparence, il convient de le faire traverser par de la lumière de rayons X. On utilise le v. de multiples façons, par exemple comme carreau de fenêtre, carreau de vitrine, carreau de porte, et objet en verre. On ne peut en faire rien d’autre.

Respiration. Mouvement particulier de la peau de la poitrine qui tantôt s’élève tantôt s’abaisse. La peau de la poitrine a une grande force, parce que quand elle s’élève, elle tire avec elle toute la poitrine, avant de la relâcher. On a un grand besoin de la respiration. Cela s’explique par le fait que sans respiration on peut facilement mourir, parce qu’on a besoin d’air dans notre intérieur. Ceci dit, les gens respirent constamment, si bien qu’on a pu affirmer que cette habitude est devenue notre seconde nature, si bien que pas mal de gens arrivent très bien à respirer sans même y prêter attention. Toutefois cela ne pourra pas durer indéfiniment, parce que les gens vont petit à petit expirer la totalité de l’air du monde. Au fait, si l’on a besoin d’air c’est parce que sinon, à l’emplacement où il y a l’air il faudrait emmagasiner des victuailles, ce qui serait extrêmement coûteux et risquerait d’aggraver les déjà difficiles conditions économiques !

Raison. Décoration de livre que nous dessinons avec des lettres noires et dorées sur les pages de certains livres, au milieu du texte, ce qui fait un bon effet. Oralement aussi ça fait un effet agréable à l’oreille, au milieu d’autres mots, c’est pour cela qu’on l’interjette parfois, comme quand nous disons : « eh ben » ou « tiens, tiens ! » ou « oh, ha ! » ou « pour sûr, pour sûr ».