Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

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LECTURE EN PROVINCE

 

Le Herald de Trouperdu m’est tombé par hasard entre les mains. Je lis avec une surprise modérée parmi les annonces personnelles que Ma Modeste Personne, l’excellent comique et salamandre (salamandre ? Comment imaginent-ils cela ?), tiendra demain soir une lecture humoristique ; "ensuite on fera bombance" dans la grande salle de l’Hôtel du Taureau. La brave feuille de chou de province y joint même quelques-unes de mes remarques spirituelles, que j’ai commises au collaborateur du journal à propos de la vie culturelle de Trouperdu. Des blagues pas trop mal réussies.

Tiens, je me dis, j’assisterai pour une fois à une de mes lectures de ce type : d’habitude je ne suis mis au courant de mes lectures que quarante-huit heures plus tard ; en général les journaux de province me traitent avec sympathie, tantôt ils louangent ma taille grande et maigre, tantôt ma charmante silhouette fine et menue, ils disent que je suis un bon conférencier, à ceci près qu’on n’entend rien de ce que je dis, j’ai apparemment perdu la voix ou la cervelle – et tout à l’avenant. Néanmoins ils sont tous d’accord pour dire que je connais mon affaire, ce n’est qu’une fois que Coq Patriote a remarqué que Johnny danse mieux la gigue que moi, en revanche la Cloche de Cogneur les Mines, bien que prudente, reconnaît honnêtement que sur tout le continent c’est moi qui sais imiter le mieux les cris du porcelet que l’on égorge.

Après cela je commençais sérieusement à m’intéresser de savoir à quoi pouvaient ressembler mes lectures en province.

- À quelle heure part le rapide pour Trouperdu ? – ai-je demandé à Vilmos, le brave serveur de mon café.

- À huit heures vingt-quatre – lâcha Vilmos avec une assurance étonnante.

- D’où tenez-vous cette grande précision ? – lui ai-je demandé, surpris.

- J’ai tenu compte de mon pourboire – rougit Vilmos.

Ce qui fait qu’à sept heures et demie du soir j’ai descendu du train à Trouperdu. Dans la gare un brave porteur m’a accueilli, il m’a aussitôt déchargé de ma valise et il a filé avec. Jusqu’à aujourd’hui je ne cesse de me tourmenter : à quoi lui auront servi mon peignoir de bain et Les dieux ont soif d’Anatole France, car ma valise ne contenait rien d’autre.

- Comment aller au "Taureau" ? – demandé-je à un brave autochtone.

Je fus conduit dans un silo à grains plaisant, d’aspect hospitalier, décoré de papiers blanc et rouge. Une grande affiche rouge-sang clamait que ma Modeste Personne, Frigyes, le Villand hongrois, membre de la troupe du Théâtre Schillaire de Budapest, l’excellent sceptique (pardon ?!), organise ici une lecture au bénéfice de l’association des réfugiés français de Trouperdu.

Ça promet d’être intéressant.

Le public se présenta en nombre ; une table fut installée dans l’arrière-plan, avec des petits pains au jambon et de la bière. Pour deux couronnes je me suis acheté une place au premier rang, je me suis trouvé à côté d’une jeune fille en robe blanche qui, à ma question « comment allez-vous ? », m’a tapé coquinement la main, et a remarqué que j’étais taquin, que je la prenais apparemment pour une stupide oie provinciale. Quand elle apprit que j’étais de Budapest, elle m’a demandé si je connaissais Gyula Reviczky[1] et m’a chargé de lui donner une bise de sa part. Je lui ai dit qu’il était déjà mort, ça l’a émue et elle s’est mise à pleurer.

On sonna enfin : c’était le tour de mon intervention. C’est avec une curiosité compréhensible que je fixais le podium sur lequel je venais d’apparaître. J’étais cette fois un homme grand à barbe noire, aux yeux étincelants et affichant une expression ironique. Le public m’accueillit d’un applaudissement chaleureux.

- Mesdames et Messieurs, attaquai-je sur l’estrade, quant aux applaudissements, vous pouvez les remballer. J’en n’ai rien à cirer, moi, créature.

Mes mots eurent un succès immense. Je me suis regardé avec étonnement. Je suis un homme intéressant, c’est indéniable.

- La lecture, respectées Mesdames et respectés Messieurs, ai-je continué depuis l’estrade, c’est comme une belle-mère : si elle tombe à l’eau, c’est bien, si elle n’y tombe pas, c’est encore mieux.

Mes paroles furent suivies d’une liesse tonitruante. Je fus un peu surpris par ce succès, mais attendons la fin.

- C’est justement la raison pour laquelle, ai-je poursuivi, je ne tiens pas ma conférence d’aujourd’hui. Néanmoins je déclare avec joie que je garde l’argent des billets.

Liesse générale.

- Excusez – intervins-je.

- Silence ! – me rabrouai-je énergiquement. – Ne dérangez pas.

Le public se tourna contre moi et me poussa vers la sortie. Du dehors j’entendis encore ma voix d’airain, après que j’eus été jeté dehors et que je pouvais continuer tranquillement ma lecture.

Je n’ai qu’un regret : j’aurais au moins aimé demander un autographe à moi-même.

Je peux enfin l’admettre : je suis populaire en province.



[1] Gyula Reviczky (1855-1889). Poète et critique hongrois.