Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de quatorze
L’ENFANT HURLE
Bè… Bè… Beuh… Beuh…
Si beuh,
soit, beuh. Ce n’est rien, ça. Un mot. Même lui ne le pense pas sérieusement. Il
dit beuh, mais dès qu’il a dit beuh il se rend compte que cela n’a aucun sens
et il cesse, n’est-ce pas ? Ma chère, veuillez laisser cet enfant
tranquille, c’est la nuit, il doit dormir et il le sait, il fait seulement des
expériences. Il sait très bien que moi aussi je veux dormir et il va cesser de
pleurer.
Bè… Bè… Oâ… Â…
Oâ – c’est déjà
un peu plus grave. Oâ – c’est plus conséquent, ça
sonne plus ferme, mais tant pis. il faut le laisser,
il ne faut pas réagir, c’est le plus intelligent. Oâ…
oâ… il veut peut-être parler d’une oasis. L’oasis de
la vie… Bien sûr, il parle de l’oasis de ces temps horribles, n’est-ce pas, de
la paix familiale… petit ange, petit rayon de soleil qui apaise le cœur, il
babille dans son berceau, c’est comme ça que disent les poètes ? Ils le
disent à peu près comme ça. C’est ce qu’il veut dire lui aussi mais il n’a que
trois semaines et il aime s’exprimer de façon concise. Je crains qu’il ait
aussi son avis sur les poètes et c’est ce qu’il exprime avec une certaine
concision lorsque chaque fois, hum, il change de toilette, si je peux
m’exprimer ainsi. Donc, très honoré rayon de soleil, veuillez ne pas hurler.
Vous êtes encore jeune, vous devez encore ignorer que le rayon du soleil ne
hurle pas et moi j’aimerais dormir. Cessez de hurler. Mon enfant, ne hurle
pas ! Mon enfant unique, ton père chenu te supplie : pèse si dans ces
temps difficiles, il est oui ou non permis de hurler sous les Carpates, comme
tonton Ady le dit quelque part.
Bien sûr. Ce n’est qu’une blague, c’est de la poésie. Je sais que tu es
un homme pratique et qu’il faut te parler avec intelligence. Alors
écoute-moi : je te suggère de plutôt ne pas hurler. Je ne dis pas cela
comme si cela me préoccupait. Tu sais, moi ça m’est complètement égal, mais
c’est à toi-même que tu causes des désagréments devant Dieu et devant les
hommes. Car vois-tu, moi je n’y prête même pas attention, je vais bientôt
m’endormir, alors pour qui hurleras-tu, n’est-ce pas ? Ne vois-tu pas que
je ne t’entends plus, je ne t’écoute même plus, je ne te remarque plus. Je ne
sais même pas que tu existes. Je crois que dans tes hurlements il y a quelque
chose de vaniteux, une volonté de te rendre important. Ça te plairait qu’on
s’occupe de toi, que je me demande pourquoi tu hurles, que je me casse la tête
comment te faire taire. Tu aimerais être un problème, un thème, l’enfant
incompris. Tu aimerais que je m’occupe de toi, que j’écrive sur toi, que je
t’utilise dans ma pièce en préparation. Mais tu peux toujours courir. Dès avant
ta naissance j’ai décidé que je n’écrirai jamais la moindre ligne sur
toi ; enfin, si j’étais un critique, ce que je ne suis pas, il ne serait
pas convenable non plus que j’écrive sur ma propre œuvre.
Donc cesse de hurler. Tu vois, je dors déjà et je n’entends rien. Je ne
suis pas fou, de toute façon on peut s’y habituer. D’ailleurs je ne suis plus ici,
je monte sur ce bateau, n’est-ce pas, capitaine, larguez les amarres, je suis
pressé. Où ? En Amérique. Je vais en Amérique. Vous demandez
pourquoi ? Parce que c’est loin. Allons-y. Comme la mer gronde, comme les
vagues hurlent ! Pourquoi hurlent ces vagues, capitaine ?
Auraient-elles faim ? Écoutez, mon cher capitaine, veuillez changer les
couches de ces vagues, sinon ma tête va exploser et je vais cogner. Je ne
comprends pas, nous sommes arrivés en Amérique, nous ne sommes plus sur la mer,
alors pourquoi les vagues hurlent-elles toujours ? Ah je comprends, ce
sont les chutes du Niagara. Oui, oui, chez Monsieur Wilson, votre présidence a raison de dire comme je l’ai entendu que les habitants
près du Niagara ne l’entendent plus, ils y sont habitués. Eh bien, moi je
l’entends. Il hurle affreusement ce Niagara ! Gari, mon petit Gari, mon cheri, ne hurle pas, je t’en supplie. Que devrait-on faire
avec cette chute d’eau, mon général ? Vous n’entendez pas que quelque
chose ne tourne pas rond ? Il doit être mouillé, bien sûr sous la cascade.
Il faudrait peut-être le langer, pour qu’il se taise.
Général, je regrette beaucoup mais je ne peux pas le faire. Je gis ici
sur le bastion et j’ai décidé de ne pas me rendre. Je ne ferai aucun mal aux
parlementaires, mais je n’ai pas l’intention de faire taire les canons, qu’ils
continuent de hurler. Ils hurlent vilainement, on ne peut pas le nier, ce n’est
pas joli comme ils hurlent, c’est même un peu trop pour moi aussi, mais c’est
ça la guerre. Alors, hurlez, braves quarante-deux, sacrebleu ! Néanmoins,
Colonel, vous pourriez passer voir ce qui arrive à ces canons, on a
l’impression qu’aujourd’hui ils hurlent quand même plus fort que d’habitude,
quelque chose ne s’est-il pas déréglé dans le mécanisme ? Mon Commandant,
je vous fais humblement savoir que nous avons démonté le quarante-deux, on n’a
rien trouvé, on a mis une nouvelle flanelle dans les langes et nous avons tout
remballé. Bien sûr, salauds, si moi je ne m’en occupe pas, voilà le
résultat ! Puisque la tétine était tombée de la gorge du canon !
Évidemment il hurlait, Kyrie Eleison ! Armurier, vite un litre de lait ici
dans la poudre, il ne hurlera plus. Tu vois, mon cher fils, là tu n’as plus
aucune raison de hurler, tu as eu ton lait aussi. Tu vois tous les désagréments
que tu causes ? Même le concierge s’est réveillé et il appelle les
pompiers ! Et vlan, voici le portier. Qu’est-ce qui se passe, que
voulez-vous ? Mais c’est Joffre en personne ! Y a-t-il un
problème ? Poincaré aurait envoyé un message ? Il inviterait mon fils
à ne pas hurler, parce que cela est insupportable, et à faire une déclaration
dans les vingt-quatre heures ! Mais ce n’est rien d’autre qu’un
ultimatum ! Bon, parlez-lui. Vous voyez ? Il continue de
hurler ! Que dois-je faire ? Hein ? Vous signerez plutôt un
traité de paix, pourvu qu’il cesse de hurler ? Bon, je veux bien, mais
c’est moi qui dicte les conditions. Bon, allez-y, mais vite.
Alors ne hurle plus ! La guerre est finie, on est en paix, ne
hurle plus ! Ils donnent tout, Paris, Londres, pourvu que tu cesses de
hurler !
Hou… hou… ne hurle plus !
Az Újság,
8 janvier 1915.