Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PRINTEMPS

 

I.

Quand il était encore jeune et plein d’illusions, Béla Philistin, c’est alors qu’il a rêvé cela… Ou ce n’était peut-être pas un rêve.

 

II.

Un jour il se trouva qu’advint le printemps, et que les agneaux de la nuit se noyèrent dans du rouge plomb. Dès six heures du matin il fut dans la rue, et il traîna derrière lui l’ombre de sa blonde amie dans la forêt humaine du boulevard.

 

III.

Béla Philistin n’était alors plus tout jeune. La vie l’avait fréquemment tordu de ses gifles, lui avait frictionné les yeux d’ordures et de boues accumulées sur le bitume des grandes villes. Il savait alors déjà ce qu’est la Vie et ce qu’est l’Amour… Mais l’ombre de la blonde flambait encore jeunement dans son cœur à travers le brouillard des boues et des souillures…

 

IV.

Ce soir-là Béla Philistin pressait le pas, avec un zèle entêté, pour rentrer chez lui dans son logement exigu, vers la pénombre de son immeuble faubourien… Il y avait dans ses gestes une certaine fermeté, une sorte d’empressement vers un but, quelque chose de personnel, qui ne tolérait aucune contradiction. Sous le porche, de doux encorbellements offraient leur giron à un court repos… Mais Béla Philistin ne regarda ni à gauche ni à droite.

 

V.

Il accéléra le pas et grimpa les marches dans une hâte croissante. La porte d’entrée était grande ouverte, la patère s’offrit à lui affectueusement… Mais Béla Philistin n’en remarqua rien. Trois portes s’ouvraient de l’antichambre, trois portes comme dans la pièce mystique et symbolique de Béla Balázs[1], dans laquelle derrière chaque porte se cache un symbole… L’une conduisait vers la cuisine, une seconde vers la chambre… Et Béla Philistin ouvrit pourtant la troisième porte.

 

VI.

Il entra, et alors une léthargie particulière et profonde s’empara de Béla Philistin. Peut-être pensa-t-il à sa vie et à la vaine futilité de toujours courir et vomir… Subitement il lui parut être arrivé à bon port, à l’abri d’une pensée paisible. Il poussa un soupir doux, silencieux, comme descend le crépuscule…

 

VII.

Passaient les rares instants de chagrin, d’introspection, d’approfondissement et d’épuration. Dans l’âme ennuagée de Béla Philistin s’éveilla lentement l’image du monde extérieur. Il revit son petit bureau dans le lointain quartier de Terézváros, il revit toute sa vie déroulée comme une triste paire de rails. Ses mains pâles et différenciées se tendirent alors dans un geste mourant et pourtant opportun vers les murs exigus et tristes, comme cherchant une consolation dans des écrits douceâtres, résignés, creux et dans leur forme pourtant d’une certaine portée…

 

VIII.

Et alors, pour la dernière fois, la frayeur d’une surprise parcourut ses nerfs. La boîte minuscule dans laquelle il cachait d’habitude les feuillets doux et chuintants de ses écrits si indispensables lors des purifications de son âme se révéla vide… Ses mains nerveuses et inquiètes tâtèrent avec un effarement torturé le fond de la boîte… Et alors il finit tout de même par trouver quelque chose…

 

IX.

Il trouva quelque chose…

 

X.

C’était une lettre de couleur rose, voletant encore dans des fragrances… Dieu seul sait comment elle était parvenue entre ces murs mornes et intransigeants, à la place des papiers muets en attente. Dieu seul sait comment elle était parvenue ici, mais dans l’âme de Béla Philistin c’était comme si des cloches de Noël s’étaient soudainement mises à sonner, à travers le voile des flocons de neige musicaux.

 

XI.

Béla Philistin connaissait cette lettre. Deux années auparavant, au mois de mai…

 

XII.

Deux années auparavant, au mois de mai, un chapeau florentin ardent tanguait au-dessus d’eux, sous les acacias de la Vallée Fraîche… Le chapeau florentin, le théâtre Aréna, des soirées silencieuses à boire de la bière, Gyula Krúdy, Singer et Wolfner[2], broché, quatre couronnes…

 

XIII.

Oui. Il l’aimait – et peut-être l’a haïssait-il, qui sait ? Puisque amour et haine sont peut-être une et même chose… Mais dans son cœur il avait gardé convulsivement, pendant deux années, cette braise qui s’enfonçait de plus en plus profondément, cette image qui dansait là depuis lors dans la vapeur de son café, au-dessus des crépuscules… cette image qui vivait déjà en lui quand personne ne le savait… elle vivait en lui, et maintenant quand, à la manière d’une foudre soudaine, il a pris en main cette lettre : - c’est comme si une lampe électrique s’allumait derrière un rideau sombrement coloré.

 

XIV.

Il réfléchit longtemps, plongé dans ses sombres pensées.

 

XV.

Il rêvassa longtemps dans ses sombres pensées. Si quelqu’un levait maintenant les yeux sur son visage, il aurait l’impression de voir un masque de plâtre illuminé d’une flamme bleuâtre, sur lequel plus un seul trait ne vit.

Et ensuite, de longues minutes plus tard, tel un seau libéré du fond d’un puits profond, s’exhuma de sa gorge un lourd soupir.

 

XVI.

Il voyait maintenant la vie. La vie qui défile si vite au-dessus de nos rêves… Défilait en lui l’avenir triste, sans événement, les chambres poussiéreuses, les nuits d’insomnie… Puis rien. Et alors, à ce moment, il comprit que tout était fini, que la Vie, l’Amour, l’Ivresse et la Noyade étaient venus et – il était passé à côté. Ils tictaquent déjà au loin… C’est fini…

 

XVII.

La lettre frémit dans ses mains résignées… Ses lèvres frémirent aussi, il entendait presque, comme si c’était la pendule à coucou de chambre ancienne, lointaine qui lui parlait sur le ton de la résignation : « Fini… fini… » Ne plus y penser, ne plus y penser… La vie appelle, cette vie cliquetante et intraitable… cette vie dure, qui coule, l’incorrigible. J’ai oublié… j’ai oublié comment j’étais et comment j’aurais pu être… en avant, sans espoir, en claquant des dents, en tremblant, dans la nuit et dans le froid… j’efface de ma mémoire l’illusion trompeuse des souvenirs…

 

XVIII.

Et il les effaça…

 

            Fidibusz, 7 mai 1915.

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[1] Béla Balázs (1884-1949). Écrivain et poète hongrois.

[2] Importante maison d’éditions.