Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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EXPERTISE

 

expertise léjouis-toi[1], Noé et nous autres aussi, pauvres petits animaux qui étions avec toi, réjouissons-nous – le déluge semble terminé. Notre saint-père, le furieux Consortium Danubien de Navigation à Vapeur, qui nous avait conduits sur les riches terres de Soroksár[2] s’est apparemment apaisé à l’égard de notre espèce pécheresse, il tend un arc-en-ciel sur la voûte azurée en signe de bienveillance. Dans un sourire affectueux il nous envoya son ange, le chérubin Sanctus Expertus, avec le message : bon, d’accord, examinons si on pourrait faire quelque chose pour ces pauvres petits.

Venez, mes frères, rendons-nous à Tétény et écoutons ses sages paroles.

Notre père, le furieux mais juste Consortium Danubien de Navigation à Vapeur, tenant compte des temps révolutionnaires et des tendances démocratiques de notre époque, communique à son peuple de lui-même, sans aucune pression, dans sa grande clémence qu’il veut octroyer un statut, il dépêche son ministre, le Docteur Expertus, pour apprendre ce que souhaite le peuple et, dans la mesure du possible, accomplir ce souhait. Eh oui, c’est une bien belle pensée que de mourir pour la patrie et pour le Consortium Danubien de Navigation à Vapeur, et s’il le faut nous mourrons sans hésitation – mais toutefois, avouons-le, cela met du baume au cœur d’entendre des choses comme par exemple que désormais (je viens de le lire avec plaisir et émerveillement) il y aura une sortie de secours sur les bateaux et les bateaux seront cloisonnés, ainsi en cas de percée, seule une partie du bateau sera envahie par les eaux.

En effet, comme je peux vous l’annoncer de source officielle, les experts se sont bel et bien rendus à bord du Zrinyi, et les pourparlers les plus sérieux sont en cours. Messieurs, on peut désormais écrire que le Consortium s’est préoccupé de la question de lampes fluviales, et même, aussi incroyable que cela paraisse, il travaille à un projet qui, faute d’erreur de ma part et si j’arrive à bien déchiffrer les déclarations diplomatiques, ne promet pas moins qu’il y aura une lampe aussi à la proue des bateaux. On chuchoterait même dans les cercles officiels qu’à l’avenir les barreurs recevront carrément l’ordre d’éviter si possible tout autre bateau qu’il leur arriverait de croiser de nuit, étant donné que l’enquête d’expert a constaté que la cause de la catastrophe était qu’un bateau n’a pas évité l’autre, mais lui est rentré dedans.

Cette expertise a constaté des choses merveilleuses. Elle a conclu que la catastrophe, contrairement à la théorie fataliste des conservateurs (basée sur le matérialisme historique)  qui considèrent la catastrophe comme le résultat fatal de facteurs inévitables, mais en accord avec les catastrophistes, qu’il aurait bel et bien été possible d’éviter l’accident si on avait empêché que l’eau pénétrât dans le Zrinyi. Or, si on prend en considération que l’eau a pénétré dans le Zrinyi parce que le Victoria a heurté le Zrinyi et y a percé une brèche, un expert en mathématiques de haut niveau, dépêché par le Consortium dans le but de démontrer que la catastrophe n’aurait pas eu lieu, a en effet calculé que si des mesures avaient été prises pour que le Victoria ne heurte pas le Zrinyi, elle n’aurait pas eu lieu. Selon l’avis fiable de nombreux savants en la matière, on peut en conclure qu’une telle catastrophe pourra être évitée dans l’avenir sous réserve que des mesures soient prises propres à rendre impossible que le Victoria heurte le Zrinyi.

Tout cela nous permet d’envisager les temps nouveaux qui nous attendent. Quelque chose se prépare, quelque chose bouge. Le Consortium promet un nouveau statut, le Consortium tolère que les Socialistes se rendent à Stockholm, le Consortium a dépêché des experts et envisage sérieusement que dans l’avenir le Victoria ne heurte pas le Zrinyi. Puisque nous vivons des temps aussi démocratiques, je ne manque peut-être pas de modestie si en personne privée que je suis, je joins moi aussi une suggestion à la naissance des temps modernes. La chose consiste en effet en ce que, sur la base de l’expertise, on prévoit apparemment que le Zrinyi et le Victoria ne se heurteront plus. Mais comme selon mes connaissances d’autres bateaux naviguent également sur le Danube au sujet desquels le nouveau projet n’a encore rien prévu, qu’il me soit permis de proposer une méthode bien plus simple que les méthodes antérieures. Ma méthode consisterait en ce qu’on envoie dans l’avenir les experts examiner les bateaux non six jours après les catastrophes mais, disons, deux jours ou un jour ou ne serait-ce qu’une heure avant la catastrophe.

 

Pesti Napló, le 22 avril 1917.

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[1] Le 11 avril 1917, le Zrinyi a heurté le Victoria non éclairé sur le Danube, une trentaine de morts.

[2] Soroksár et Tétény : deux localités sur le Danube dans la banlieue Sud de Budapest.