Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
n télégramme de
Zürich : des journaux suisses rapportent qu’hier à Thoune[1]
on a présenté devant un comité d’experts une nouvelle mitrailleuse qui a fait
sensation. L’innovation surpasse tout ce qui était connu dans ce domaine
jusqu’alors. Le mécanisme est actionné par un moteur électrique, rendant son
fonctionnement extrêmement rapide. Le trait le plus remarquable de l’innovation
réside dans le fait que les tirs ne produisent aucune détonation.
Cette brève proclame une nouvelle
victoire de la science qui lutte pour le bonheur du genre humain – le nombre
des problèmes techniques nécessitant solution ne cesse de diminuer, nous
approchons la perfection. En termes gonflés d’allégresse, je suis réellement
heureux d’être le premier à vous annoncer la grande nouvelle : la mitrailleuse sans bruit a été
inventée ! Le comité d’experts s’est réuni, la nouvelle est confirmée,
on peut en parler ouvertement. Nous pouvons désormais hautement avouer que
notre cœur soucieux, angoissé était serré par le doute déchirant de savoir si
la mitrailleuse silencieuse allait oui ou non être découverte, nous pouvons
maintenant pousser un cri de soulagement : enfin !
Enfin ! Nous ne nous sommes
pas battus pour rien – notre souffrance n’était pas vaine : on l’a
inventée. Nous pouvons enfin l’avouer : c’est de cela donc qu’il
s’agissait ! C’est cela qui nous manquait ! Seulement nous ne
voulions pas le dire, car il est toujours gênant de demander quelque chose à
ceux dont c’est le devoir de reconnaître que nous avons droit à cette petite
mitrailleuse ; même si nous ne la réclamons pas, c’est légitimement que
nous avons pensé : quand aurons-nous enfin cette mitrailleuse sans
bruit ? On ne peut pas en être simplement privé, mir nix dir nix[2].
Désormais nous pouvons convenir en toute sincérité que s’il y avait un peu de
bouderies au fond de l’âme des peuples, c’est cela qui en était la raison, et
nullement quelque mauvaise humeur ou autre fadaise comme ces quelques flatteurs
non consciencieux voulaient le faire accroire aux responsables. Car croyez-moi,
le soldat est aussi un homme, et, mon Dieu, il n’a pas volé ses oreilles. Il
est complètement ridicule qu’au vingtième siècle, à l’époque du magnifique
essor de la culture et des acquisitions techniques, un soldat européen cultivé
en soit encore condamné à ce que la mitrailleuse pétarade à ses oreilles. Bien
sûr les présidents directeurs généraux, eux, protègent leurs oreilles des
bruits désagréables à l’aide de portes capitonnées. N’hésitons pas à dire
franchement que le bruit que faisaient les mitrailleuses était carrément
inhumain. Indépendamment du fait que cela empêche de dormir, les médecins
compétents affirment qu’un bruit de fond permanent peut avoir une influence
néfaste sur le système nerveux – oui, disons-le franchement : après un
certain temps cela rend nerveux, et cela peut même causer un bourdonnement dans
les oreilles. Alors de nos jours, au siècle du confort, ce n’est vraiment pas
un phénomène moderne – il était grand temps d’y remédier.
Ainsi la mitrailleuse silencieuse
s’aligne dignement au rang des autres grandes inventions du siècle, au central
téléphonique silencieux, aux chanteurs d’opéra silencieux et à l’opposition
silencieuse. Nous sommes certains que la science infatigable qui recherche les
nouveaux moyens du bonheur, du confort et de la beauté de la vie humaine, ne
s’arrêtera pas à cette découverte. Nous pouvons de même espérer un jour le
canon muet, le fusil à son de flûte, la bombe à gaz à son de clarinette et
d’autres surprises charmantes et artistiques. L’éviction du vilain bruit de
mitrailleuse cassant les tympans n’est distant que d’un pas d’autres
innovations encore plus raffinées et plus affectueuses – qui sait si un jour un
savant enthousiaste n’inventera pas la mitraillette musicale qui pendant son
fonctionnement joue nos valses préférées, voire des airs d’opéras classiques
pour la délectation des soldats et pour l’éducation de leur sens
artistique ? Quelle perspective ! Ô siècle !
(quinze lignes supprimées par la
censure)
Pesti
Napló, le 1er mai 1917.