Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Un jour, au fond de la cave
obscure, le roucoulement de sa colombe affamée réveilla la fille en robe
blanche. Elle chercha partout, mais ne trouva pas de graines. Elle prit en
mains le rameau d’olivier dépouillé et partit à la recherche de quelqu’un à qui
parler.
C’était déjà le crépuscule et dans les rues, comme dans le ventre d’une horloge affolée, tout tournait et cliquetait à une vitesse effrénée – quelqu’un avait trop tendu l’horloge de la Vie, le ressort principal avait cassé et maintenant, pour un temps – mais jusqu’à quand ? – chaque vis, chaque engrenage travaillait à corps perdu comme poussés par mille ressorts. Des tombereaux grondaient, des
trams tintinnabulaient, néanmoins on gardait l’impression que tout tournait rond. Elle aborda timidement des
gens pour demander où elle pourrait trouver des graines pour sa colombe – mais ils étaient pressés, l’un avait une conférence, l’autre devait se rendre à la gare pour réceptionner des marchandises. Bref, le monde vaquait vivement,
vigoureusement à ses occupations, ils n’avaient pas de temps à perdre avec elle. Au café on commentait avec vivacité la situation militaire, on dessinait plein de traits et de
points sur la table et on disait : c’est ici la ligne de front. L’un ou l’autre leva les yeux sur elle à son passage, mais fit aussitôt un geste d’indifférence.
- Laissez, mon petit, ne voyez-vous pas que je prends mon café ? – Le garçon l’attrapa discrètement par le bras pour la pousser dehors, dégagez, dégagez, on ne peut pas vendre des fleurs ici. Elle avait du
mal à comprendre.
Mais le travail suivait partout son cours activement et sans
relâche : dans la rédaction où elle apparut un instant, il y avait là, assis, un jeune homme, des lunettes de trente-deux
dioptries pincées sur le nez, il grattait rapidement son article sans lever
les yeux, cela ne me regarde pas, cela regarde la maison d’édition, dit-il vite, pendant qu’il écrivait : « nous sommes résolus à vaincre ou mourir – de nos yeux d’aigle nous regardons l’avenir en face… »
Elle ne comprit pas ce langage et poursuivit sa route.
Au demeurant tout se passa normalement, sans incident, chacun
vaqua à ses occupations et personne n’eut le temps de bavarder. Des femmes attendaient
devant une boutique et formaient une queue régulière en rangs par deux. Un agent de police était planté en tête de la queue : c’est à lui que la fille en robe blanche s’adressa, mais le policier ne fit qu’un geste, « prenez la queue comme tout le monde et attendez votre tour » dit-il, et la fille en robe
blanche s’éloigna, étonnée, constatant qu’elle ne comprenait plus la langue du pays. Mais partout,
devant toutes les boutiques il y avait des queues semblables, silencieuses et
muettes, bien ordonnées, et le policier répartissait calmement la queue en groupes, comme s’il découpait une anguille géante. On distribuait ainsi des vêtements, du pain, du saindoux ou du tabac, en portions
égales – on débitait tantôt de l’eau, tantôt de l’air : trois litres par personne et par minute, c’était la quantité standard octroyée par l’administration de l’air. En bas, sur la rive du fleuve, ceux qui voulaient sauter
dans l’eau s’alignaient dans une queue tout aussi ordonnée – tout nouvel arrivé se mettait au bout de la queue et attendait patiemment son
tour.
La fille en robe blanche poireauta longtemps pour tout
regarder – puis elle fut fatiguée et chercha un endroit pour s’asseoir. Mais tout le monde avait à faire, les gens étaient occupés, ils la regardaient avec un visage étrange et soupçonneux. Elle remarqua que les gens chuchotaient dans son dos – un policier lui demanda même ce qu’elle faisait là. Elle bredouilla quelque chose, le cœur serré et palpitant. Puis elle s’enfuit, mais se fit rattraper à la gare, on exigea d’elle des documents d’identité. Elle ne comprit pas. « Pour savoir si vous n’êtes pas un sujet ennemi ! » lui expliqua-t-on, et elle demanda timidement : « qu’est que c’est que l’ennemi ? Car depuis longtemps je ne suis pas passée par ici ». Les autres chuchotèrent, l’un la prit pour une folle, l’autre dit : « espionne ! Une espionne du maudit ennemi ». On l’enferma dans une pièce, mais elle s’enfuit par la fenêtre et s’assit sur le tampon d’un train en partance.
Le train traversa des paysages automnaux et elle ne vit nulle
part de visage paisible. Des poings en colère se tendaient en l’air et la fureur écumait sur les lèvres. « Piétiner… écraser… anéantir… détruire » - elle n’entendit que ces mots et pensa avec frayeur qu’elle ne comprenait décidément plus la langue de ce pays et elle périrait car elle ne pourrait parler à personne.
Un moment enfin, il n’y eut plus de rails, elle descendit furtivement et partit à pied à travers champs.
Un vrombissement lointain secoua le sol, mais elle poursuivit
sa marche. À un endroit une colline s’amoncela, puis un long fossé étroit ! Fatiguée, elle atteignit une caverne profonde, recouverte de claies – dans la caverne croupissaient quelques hommes en
tenue grise, des armes à la main. Ils faisaient un feu pour se chauffer. Elle prit
peur et recula – mais l’un lui fit signe de venir s’asseoir parmi eux. Elle s’assit donc et ils lui demandèrent ce qu’elle désirait. Elle reconnut leur langage avec un doux plaisir, le
langage qui était le sien – elle leur dit qu’elle cherchait des graines pour sa colombe.
Ils brisèrent un morceau de leur pain noir et le lui tendirent.
Et tant que dura la canonnade, ils parlèrent longuement, doucement.
Az Újság, le 5
novembre 1916.