Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le mari du thÉÂtre
Le troisième principe fondamental de
la physique selon lequel un corps ne peut pas se trouver a
plusieurs endroits à la fois, n’a pas été inventé
pour lui. Tu le rencontres lorsque tu as quelque chose a
faire dans le bureau du directeur, c’est lui qui surgit de la cabine de
la caissière lorsque tu achètes tes places, c’est lui qui
ouvre la porte devant toi a la rédaction de la revue théâtrale,
et si après cela tu crois qu’il appartient au monde des coulisses,
intime habitue qui n’a rien de commun avec le public du parterre, tu
reconnais, étonne, son visage surexcite dans les rangs de la salle, il
est assis à côté de toi lorsque tu suis le spectacle
d’un fauteuil élégant tout comme lorsque, incognito, tu te
dissimules dans le fond du balcon. Il est assis à côté de
toi, et lorsque tu t’imagines que la scène a accaparé toute
son attention, tu découvres tout à coup avec frayeur que
c’est toi qu’il regarde, dans une attente tendue et pressante. La
grande actrice apparaît sur la scène, c’est à ce
moment-là qu’il se tourne vers toi et commence à examiner
ton visage. Qu’est-ce que c’est, te demandes-tu en colère,
que me veut-il celui-là, lui plairais-je davantage que
l’actrice ? Tu te penches vers ton ami ou ta femme et tu fais des
observations concernant la pièce ou les acteurs, à ce moment-là
il intervient, il participe à la conversation, il pose des questions
tendancieuses, et finit par avouer qu’il est le mari de la grande
actrice. Et il commence à en parler, de la grande actrice.
Il parle d’elle avec une incroyable
objectivité. Comme une tierce personne qui n’a personnellement
rien à voir dans l’affaire, il puise ses paroles dans le discours
du critique laudateur. En effet, dit-il, son art la prédestine a des rôles
dramatiques, cela n’empêche que cette femme a du tempérament
et du cœur (il l’appelle cette femme, signifiant par-là
l’absence de pensée cachée ou à cacher, tel un initié).
Du talent de cette femme il parle avec un immense respect et un enthousiasme délirant,
comme si le talent était une personne à part, une sorte de riche
aristocrate, inséparable de cette femme, le véritable seigneur et
maître de cette femme, à côté duquel lui, le mari véritable,
ne joue que le rôle du prévenant meilleur ami. Lorsque le talent
survient, lui, il prononce quelques mots courtois, puis il prend son chapeau et
il se retire, les laissant entre eux.
Sa plus grande fierté est de
constater à quel point sa femme est aimée. Sa femme est
adorée, mais pas uniquement par le public, croyez-le bien. Ses
collègues ne pensent pas autrement. Figurez-vous que le jour de son
anniversaire ils l’ont couverte de fleurs, regardez par exemple cette
couronne de lauriers, mais lisez aussi l’inscription : « À la
plus charmante, la plus belle Marguerite Gauthier du monde. » Jetez
un coup d’œil sur cette lettre d’amour, elle vient d’un
étudiant. Il y dit qu’il rendrait son diplôme du
baccalauréat s’il pouvait baiser une seule fois le lobe de
l’oreille de ma femme. Vous ne me croyez pas ? Regardez, c’est
écrit ici, le lobe de l’oreille.
Il se lie d’amitié avec toi,
il t’accompagne dans la salle et ne te lâche pas d’une
semelle, chaque mot que l’actrice prononce sur la scène, il te
l’explique, il y attire ton attention. Avez-vous remarqué,
demande-t-il, cette nuance : elle ne laisse pas tomber la lettre mais elle
la chiffonne entre ses doigts ? Jamais personne n’a encore fait
ça avant elle. C’est une de ses spécialités,
par-là elle veut signifier qu’elle a encore des intentions sur
cette lettre… Regardez, je vous prie, ce balancement sensuel des hanches
par lequel elle fait sentir que, pour elle, Adalbert représente autre
chose que les autres… Personne n’arrive à faire ça
comme elle ; ce balancement sensuel des hanches, voyez-vous, cela ne
s’apprend pas, on est né avec ou on n’est pas né avec…
Mais attendez un peu, tout à l’heure, dans la grande scène
d’amour… quand ils resteront en tête à
tête…
Arrive la grande scène
d’amour, le gros malabar de comédien referme la porte et se rue
sur la comédienne qui attrape le cou de son partenaire avec une passion
violente. La lutte dure de longues minutes, pendant ce temps on n’entend
que des halètements et des gémissements et (comme il s’agit
d’une pièce moderne) des mots comme : ta bouche… ta
bouche… ta bouche rouge et sauvage… Le mari du théâtre
que tu venais tout juste d’oublier attrape brusquement ton bras avec
passion, son visage s’illumine de fierté. Vous avez vu
ça ? – il râle d’extase – vous avez vu
ça ? Qui pourrait imiter cela, cette passion ? Mais regardez
donc comment elle déchiquette Adalbert, dans quel élan sensuel,
avec quelle violence refoulée, c’est le paroxysme de la transe
d’amour, on ne peut pas ne pas sentir que cette femme est une
véritable bête fauve, une femme dépravée, n’est-ce
pas, qui écrase tout et n’écoute que sa passion… Mais
regardez comment elle soude sa bouche au cou
d’Adalbert… Ça, n’est-ce pas, on ne peut pas
faire ça n’importe comment, l’improviser comme la
Babette Regőczy… C’est du
talent, n’est-ce pas, il faut être né pour cela.
Un jour, hors de lui, il surgit dans le
bureau du directeur :
- J’apprends, Monsieur le
Directeur, que vous avez l’intention de donner le rôle de Dora dans
"Folie des baisers" à la Pudak.
Mais dans ce cas vous ne connaissez pas la pièce, vous ne l’avez
même pas lue. Ne sentez-vous pas qui est cette Dora dans la
pièce ? C’est la dernière des femelles, un monument de
vice, une créature abjecte jusqu’au bout des ongles, qui
réunit en elle toute la dépravation et toute la
méchanceté universelle, une pourriture ! Et c’est le
rôle que vous voulez donner à la Pudak ?
Elle va en faire un beau gâchis ! Mais puisque ce rôle est
fait sur mesure pour ma femme ! Il n’y a qu’elle qui peut le
jouer, elle y sera géniale ! Si c’est elle qui prend le
rôle vous doublerez la salle !
- Tu ne vas pas attraper froid ?
– demande-t-il tendrement à l’issue de la
représentation pendant qu’il aide sa femme à mettre sa
fourrure. – Tu t’es mise toute en sueur pendant la scène
d’amour…
Il fera tout pour que tu tombes amoureux de
sa femme ; il vante ses mérites à la manière d’un
marieur.
Qu’est-ce qu’il peut bien
ressentir vraiment ?
Színházi
Élet , n°9 ; 1918.