Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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quelques notes de mon carnet

pendant l’Écriture de "demain matin"

 

Qu’est-ce que tu veux en réalité ? Tu ne vas pas déchiffrer l’énigme et tu le sais, tu ne cherches pas à le faire. Mais alors qu’est-ce donc cet effort inhabituel, cette gesticulation, comme si tu savais la déchiffrer ?

Je suis bien placé pour savoir que depuis des années une inquiétude malaisée, un dépit obscur fermentent en moi – en général ça me prend au vestiaire, avec une force élémentaire, après des tragédies auxquelles j’ai assisté jusqu’au bout. Le comédien a bien joué, c’est avec honneur que l’auteur s’est acquitté de sa tâche. La confrontation tragique a eu lieu, le héros a échoué, on l’a vu claquer sur la scène, le pauvre, ou tout au moins il nous a assuré qu’il expirerait en moins d’un ou deux ans, nous pouvions rentrer chez nous tranquilles. Ajoutons à cela l’analyse psychique, les tares, toute la prédétermination de notre destin – eh oui, bien sûr, la vie est comme ça. Qu’est-ce qui ne va pas, qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce qui te tracasse ? La vie est vraiment comme ça, tu le sais très bien, l’auteur n’a rien fait d’autre que de condenser un peu, schématiser. Où est le mal ?

Ça y est, je sais. La vie est vraiment comme ça mais si l’on peut dire tout cela dans un roman, un poème, une nouvelle, donc dans un livre où on a le temps de développer, chercher des harmonies, émouvoir – alors je trouve consolation dans le fait que c’est ainsi et pas autrement, et le fait de le comprendre m’est une douce consolation. Mais ici, l’auteur nous a harangués avec empressement dans une grande salle, venez vite, a-t-il dit, le plus nombreux possible, entourez-moi, je veux dire quelque chose. On y accourt – tiens, celui-là a dû faire une découverte ! Allons voir – il a trouvé quelque chose ou découvert quelque chose qui est bon, utile, qui nous aidera à sortir du grand mal – en tout cas il veut nous communiquer une solution ou une issue. Sinon, pourquoi serait-il si pressé de nous voir tous ensemble ? C’est à cela que je pense spontanément pendant que je regarde le premier et le deuxième acte – oui, oui, le héros a tel et tel problème comme dans la vie, comme dans un roman, oui, il ne pourra pas s’en sortir. Arrive le troisième acte – et en effet il ne s’en sort pas. Oui, c’est vrai, Monsieur l’écrivain l’a décrit fort justement. Sauf que… Que voulais-je dire ? Je l’ai oublié. Et je quitte le théâtre, confus, stupide, comme qui a reçu un coup sur la tête.

Pour un drame l’amour ne peut en être que la matière et non le sujet. L’amour ne peut être le sujet que d’un poème lyrique – Roméo dit son amour en vers, puis il disparaît derrière la fenêtre de Juliette. Je ne comprends pas les auteurs dramatiques modernes. Croient-ils vraiment qu’on peut jouer l’amour sur une scène ? « Étreins-moi, oui… Étrangle-moi… ta bouche… donne ta bouche ! Mors ! » Horrible ! Quelle ineptie, quel sentiment gênant, embarrassant – que c’est désagréable, que c’est humiliant ! Comme c’est mauvais ! Et même le meilleur auteur dramatique n’y peut rien – c’est comme ça.

Est-ce qu’on s’apercevra dans ma pièce que tout le premier acte veut être une caricature de ce dont il s’agit ? Musique, parfum, chloroforme – la hantise stupide et confuse et ridicule de la vie. Au deuxième acte j’ouvre la fenêtre et je fais entrer le vent. Le troisième est une utopie : une image ficelée de l’homoncule.

Il vaut mieux que j’arrête… J’observerai le monde et je consentirai que les belles lettres ne soient qu’une branche des arts plastiques – un œil dans lequel se reflète le monde et d’où ne conduit aucun nerf à la raison sombre et active. Croyez-moi, j’aimerais moi aussi me bercer sur les ondes des couleurs et des sons… Croyez-moi, ça m’élèverait aussi et je saurais chanter là-haut des mots mélodieux et berceurs… Qui m’a inculqué que c’est mon devoir de défaire les nœuds – que c’est moi qui suis responsable pour la vie dont personne d’autre ne veut être responsable ?… Je pourrais écrire des épopées sur la guerre et sur les héros… oh, le beau travail que ce serait, que je serais heureux… Un jour peut-être. Pardonnez-moi.

Et plein d’autres choses encore…

 

Színházi Élet , 9-15 mars 1919.

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