Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Jean Bien-sÛr[1]

I.

Jean Comme lui est-il ?

Où l’ai-je rencontré pour la première fois ?

Quand le verrai-je pour la dernière fois ?

Je l’ignore. Mais il était déjà présent à mon berceau : il se trouvait là à la minute de ma naissance, quand je suis sorti de la profondeur du Temps, pendant que je traversais les nébuleuses des millénaires, Force inconnue dans le Noir inconnu.

Et quand j’ai ouvert les yeux et pris mesure de l’inconnu, il était là debout auprès de mon berceau et félicitait mes parents. Il m’a aussi félicité à l’occasion de ma naissance.

Il m’appelait son frère. Moi qui venais des sphères inconnues, de la compagnie des esprits éternels. Je te salue, mon frère, m’a-t-il dit, grandis vite !

Il me parla, il me salua à l’occasion de ma naissance comme si j’avais été décoré, en récompense de mon travail assidu et mon comportement exemplaire. Il me parla avec une certaine supériorité comme un homme qui peut déjà se prévaloir de plus grands mérites que moi, néanmoins avec bienveillance, comme pour dire que c’est déjà quelque chose, c’est déjà un début encourageant d’être né. Car, n’est-ce pas, il faut bien commencer quelque part. De nos jours il convient de se fatiguer un peu pour réussir quelque chose, croyez-moi. En tout cas, il vaut mieux commencer par naître. Sans cela personne ne va loin par les temps qui courent.

C’est à peu près cela qu’exprime son attitude. Ensuite il constate que mes oreilles sont tout à fait celles de mon père et mon nez aurait pu être décalqué sur ma mère.

Croyez-moi, affirme-t-il, on ne peut jamais savoir ce qu’un enfant deviendra avec le temps. Toujours est-il que bon sang ne peut mentir.

Bien qu’il arrive qu’on entende des cas, n’est-ce pas, où un petit moins que rien deviendra un brave homme.

Non mais vraiment, comment peut-on savoir à l’avance ?

Eh oui, Monsieur Kovács. Monsieur Tartempion, je ne connais pas son nom, je ne me le rappelle pas, je l’ai oublié, pourtant il s’est très souvent présenté, je l’ai rencontré partout, au déjeuner, au dîner, à bord de bateaux à vapeur, en chemin de fer, au théâtre, au champ de courses, en guerre et en paix, au café et dans le tram. Je l’ai oublié parce que toujours et partout c’est lui que je rencontre, et ça lui est égal, il est prêt à se présenter mille fois. Il a des moustaches et un large nez.

Il est toujours aimable avec moi, le plus souvent c’est lui qui m’aborde. Impossible de se raccrocher à quelque chose, il parle toujours de ce dont il s’agit, et il dit vrai. Toutes les situations dans lesquelles nous pouvons nous rencontrer l’intéressent de la même façon. Lorsque je suis né, il parlait de la naissance, me rencontrant dans un train il parle du chemin de fer, à un enterrement, de la mort, à une exposition, des tableaux.

Il est difficile de le contredire, car ce qu’il dit de ces choses recèle la sagesse la plus fraîche et la plus expérimentée. C’est un homme d’âge mûr qui sait déjà quelque chose sur tout. Il ne se passe rien sans qu’il ait une observation à faire, il n’est pas surpris par le progrès car il l’avait prévu, il n’a aucune raison de s’en étonner.

Il m’accompagne fidèlement tout au long de ma vie, il ne se met jamais en avant, ne s’impose jamais, il ne me recherche pas, mais il est toujours présent. J’ignore pourquoi il m’aime, quelle est son opinion sur moi, puisque tout ce qu’il a pu entendre de ma bouche c’était : eh oui, en effet, bien sûr, vous avez raison, c’est très juste, c’est comme vous dites.

Maintenant il est assis ici et il remarque : eh oui, quelle belle chose quand un homme a du talent pour écrire. Mais il faut dire qu’apparemment on tient ça de naissance. C’est bien vrai.

Il sera présent aussi à mon lit de mort. Il va rassurer mes proches en disant que ce doit être mieux pour moi comme ça. Au moins je cesse de souffrir.

C’est déjà quelque chose. Il aura raison.

Qui est-il ?

Où l’ai-je rencontré pour la première fois ?

Où me cacher ?

Je vais essayer de le décrire. J’en serai peut-être débarrassé. Ou je me ferai une place dans son psychisme, je m’y adapterai, je me trouverai bien en sa compagnie. Qui vivra verra.

Eh oui, bien sûr.

Jean Bien-Sûr approuve ma dernière remarque et ajoute que je fais bien de le dire, parce qu’il n’est jamais arrivé qu’il n’arrive rien.

N’est-ce pas ?

Jean Bien-Sûr dixit.

 

Borsszem Jankó, 3 mars 1918.

 

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Jean Bien-SÛr

II.

Nous faisons connaissance

Jean comme je vous le dis II luis-je ?

- Je vous en prie.

Pourquoi lui ai-je dit je vous en prie ? Est-ce un plaisir pour moi qu’il s’assoie là en face, qu’il m’enjambe, qu’il s’étire pour enfoncer trois valises dans le filet, pendant que j’ai du mal à réprimer mon vieux soupçon qu’il me marche volontairement sur le pied et me cogne le genou, afin de pouvoir dire après « pardonnez-moi », rien que pour signaler par là qu’il est un homme civilisé, un Européen. Pour ce Jean Bien-Sûr, j’y vois tout de suite clair, dire « pardon » ou « excusez-moi » est un besoin psychique qui représente pour lui la supériorité de l’humanité civilisée sur les tribus semi-sauvages et les siècles barbares disparus.

« Pardonnez-moi » est un mot de passe, et si je réponds là-dessus « je vous en prie » (que dire d’autre ?), l’attestation réciproque a eu lieu. Nous sommes tous les deux des gens cultivés, distingués, civilisés et raffinés, nos chemins se sont croisés, nous nous sommes compris. Nous pourrons désormais marcher côte à côte sur les chemins de la vie, pour l’éternité.

Que dois-je faire ? Je débite rapidement ce « je vous en prie », sans quoi il est certain qu’il me bousculerait encore une fois, me marcherait encore sur le pied, me donnerait par hasard un coup de genou dans le côté ou me ferait tomber sa valise sur la tête, rien que pour pouvoir demander pardon. Il pense de moi qu’il n’existe pas de douleur que je ne supporterais volontiers pour le plaisir de pouvoir le pardonner, en lui faisant savoir par là même que moi aussi je suis un gentleman cultivé. Après cet échange il se considère comme mon ami et mon confident. Tous mes nerfs se tendent, je regarde par la fenêtre, mais rien n’y fait, je pressens qu’il ne tardera pas à engager la conversation.

Constatant que je regarde dehors, lui aussi il regarde dehors. Je retire aussitôt mon regard de la fenêtre, afin de ne pas lui servir une occasion de s’accrocher à ce sujet intéressant que nous regardons par la fenêtre et voyons des champs au dehors – et d’entamer sur cette base l’inévitable conversation.

Je fixe la pointe de mes chaussures, je plisse les yeux. Mais alors je pense qu’il risquerait de relever que nous ne regardons pas par la fenêtre car cela n’en vaut pas la peine. Que faire ? Sortir mon journal ? Il risquerait de parler du journal. Si je m’enfonce dans les petites annonces, alors il aurait l’éditorial devant les yeux – alors il me dirait que ces hommes politiques disent tant de sottises. Si c’est moi qui lis l’éditorial, il remarquera que la police devrait mettre le nez dans les petites annonces, il y a trop de gens qui se permettent n’importe quoi.

Tout est vain, je m’abandonne à mon destin, et j’attends avec curiosité et une triste résignation, par où il commencera.

Il tarde encore une minute. Puis il esquisse un sourire et approuve. Il me regarde dans les yeux.

- On avance bien, remarque-t-il.

- Oui, dis-je.

C’est cela qui glace le sang dans toutes mes conversations avec Jean Bien-Sûr. Il ne dit que des vérités inébranlables ; comment pourrais-je m’y opposer ? Si je lui réponds que c’est faux, on n’avance pas bien, alors il voudra détailler pourquoi nous n’avançons pas bien.

C’est lui qui constate les choses, et il y trouve source de plaisir.

Il pourrait dire :

- Nous respirons.

Et moi je répondrais :

- Eh oui.

Et ce serait déjà un dialogue.

Alors d’accord, on avance bien.

- Nous aurons quand même un peu de retard.

- Peut-être. Mais pas sûr.

- Je suppose que nous en aurons un peu. Pas beaucoup, juste un peu.

- C’est possible.

Quelle opinion peut-il se faire de moi ? Je suppose qu’il me prend pour un imbécile, dépourvu du moindre sens de l’initiative, n’ayant aucun avis personnel, qui a besoin de l’opinion d’autrui pour penser. La preuve est qu’il avait donné expression de sa pensée originale que nous avançons bien, et moi j’y ai consenti illico. Désormais c’est lui qui mène la conversation.

- Les voyages sont plus agréables en été.

- En été, oui.

- Mais croyez-moi, ça dépend des personnes. Il y en a qui préfèrent voyager en hiver.

Que dois-je faire ? L’étrangler ?

- C’est agréable en hiver aussi, dis-je.

- Les gens sont différents.

- Différents, dis-je.

- Il est souvent difficile de s’y retrouver. L’un dit ceci, l’autre dit cela.

- En effet, cela arrive.

Il acquiesce. Il est d’accord avec ma remarque. Il regarde par la fenêtre.

- Il est beau, le soleil.

- Très beau.

- Surtout si l’on pense que nous sommes en mars.

- Oui, habituellement il n’est pas aussi brillant.

- Mais cela peut arriver.

- Oui, parfois.

- Croyez-moi, j’ai l’habitude de dire que c’est imprévisible. Tantôt c’est comme ça, tantôt autrement.

- C’est très vrai.

Le train s’arrête.

Jean Bien-Sûr : Il s’est arrêté.

Moi : Oui.

Le train repart.

Jean Bien-Sûr : Il est reparti.

Moi : Oui.

Et comme cela, jusque chez nous, où nous nous séparons comme deux vieux amis soudés ensemble pour la vie par la compréhension mutuelle, la sympathie, la communauté d’imaginations et de sentiments.

 

Borsszem Jankó, 17 mars 1918.

 

 

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Jean Bien-SÛr

III.

Il me reconnaît

Jean comme je vous le dis III le marche à petits pas rapides, plongé dans mes pensées – je saute mécaniquement dans le tram, je ne vois rien. J’ai lu ce matin quelque chose sur la vie des fourmis, et un fort intéressant problème me préoccupe depuis quelques heures – l’image d’une possibilité extraordinaire de l’évolution de l’espèce humaine m’est apparue, et maintenant je médite là-dessus, rêveur et pourtant excité, en y découvrant au fur et à mesure de nouveaux tenants et aboutissants ! D’ici deux mille ans… par l’évolution de l’intelligence humaine… la conscience individuelle se transcende de plus en plus… elle se fond dans la conscience de l’espèce… un être d’un nouveau type apparaît sur la terre… l’Übermensch de Nietzsche, mais dans un éclairage plus ferme, plus scientifique… l’homme définitif, l’homme divin, géant glorieux …

- Ah, bonjour, Monsieur l’artiste !... Vous ne remarquez plus le pauvre commun des mortels ?

Grands Dieux, qui est-ce que ça peut être ? Oui, il est certain qu’on s’est déjà vu quelque part, en enfer. Peu importe, c’est un de ces Jean Bien-Sûr. Je lui souris amicalement, on ne peut pas savoir après tout la nature de nos relations, puisque j’ai oublié qui il est et qu’est-ce qui le lie à moi.

- Ah, bonjour. Comment allez-vous ?

- Un millier de forints m’aideraient à aller mieux. Je me sens comme un homme pauvre dans une ville riche.

- Vraiment ?

- Comme on dit d’habitude. Mais sachez que je l’ai lu !

Il s’accompagne de clins d’œil. Qu’est-ce qu’il a bien pu lire ? Que le diable l’emporte !

- Il faut dire que c’était très habile.

- Qu’avez-vous lu, si je peux me permettre ?

- Ne faites pas semblant de ne pas le savoir ! Cette bêtise à propos d’un pot de crème.

Cela fait trente ans que je suis écrivain. J’ai écrit douze romans. Neuf de mes drames ont été montés sur toutes les scènes du monde. J’ai publié une étude importante en cinq volumes sur les fins de la vie humaine, un ouvrage clé. Mais j’ai aussi dû me défouler un peu autrefois, et vers mes seize ans j’ai écrit des pochades à un journal qui d’ailleurs a disparu depuis. Un hebdomadaire illustré de province en a repêché quelques-unes et en a lardé ses almanachs année après année. Dans un seul cas ils ont oublié d’effacer mon nom en bas de la page, j’en avais été prévenu. C’était justement la pochade au sujet du pot de crème.

- Ah… le pot de crème… Ah bon, ah bon.

- Je vous en félicite. J’ignorais que vous écriviez.

- Ouais… cela m’arrive parfois.

- C’était vraiment très habilement ficelé. Ça nous a beaucoup fait rire.

- C’est vrai ? C’est gentil.

- Et dites-moi, comment des bêtises comme ça vous viennent-elles à l’esprit ?

- Dieu seul le sait… ça vient tout seul.

- Ah bon. Je comprends. Bien sûr d’abord vous le pensez, avant de l’écrire, n’est-ce pas ?

- Oui… Généralement je le pense d’abord.

- Je me le disais aussi. Ma femme me disait que j’étais bête, d’après elle un écrivailleur ne fait que s’asseoir et écrire. Mais pas du tout, je lui ai répondu, il doit d’abord y penser.

- Oui, vous avez raison.

- Eh oui, on lit beaucoup de sottises de nos jours.

- C’est bien vrai, on lit, on….

- Mais alors, je ne sais pas si vous l’avez lu, ça a dû paraître il y a environ deux mois dans "L’étudiant Mátyás" – ça nous a beaucoup fait rire.

- Vraiment ? Je ne sais pas si je l’ai lu.

- Non ? Ça m’étonne. Il faut dire que c’était construit avec une grande habileté. Vous savez, il y avait une image et le texte était écrit en dessous. Je vous dis que nous en avons beaucoup ri. Ha, ha, ha !

- Je ne sais vraiment pas…

- Ha, ha, ha… Comment c’était déjà ? Voyons, il s’agissait de Cadorna[2]… un chef de guerre italien… Comment c’était déjà, attendez… Ah oui, ça y est, j’y suis… Ils disaient que maintenant Cadorna tenait un autre langage qu’auparavant… ha, ha, ha… vous comprenez ?

Je souris poliment.

- Oui… je comprends…

- Ben oui… étant donné qu’il s’est fait battre, alors il parle autrement… Ha, ha, ha… C’était très habilement écrit, je ne peux pas bien vous le rapporter.

- Ça devait être très intéressant.

- Je vous dis que nous avons beaucoup ri. Ce Cadorna qui parle maintenant autrement ! Je disais à ma femme, je ne comprends pas où ils vont chercher tout ça.

- Ils les inventent.

- Ça n’empêche que nous avons drôlement battu les Italiens.

- Drôlement.

- Mais croyez-moi, j’ai l’habitude de dire : c’est bien fait pour un peuple qui trahit ses alliés. N’ai-je pas raison ?

- Vous avez raison, bien sûr.

- Alors vous voyez ! Je réfléchis beaucoup sur des choses comme ça, quand j’ai le temps.

- Je vois.

- Mais je descends à la prochaine… J’ai été ravi de cette petite causette… On n’a pas d’autres joies dans la vie que des fois une conversation… L’un dit ceci, l’autre dit cela, ils finissent bien par se mettre d’accord…

- C’est vrai.

- Au revoir.

- Au revoir.

Borsszem Jankó, 31 mars 1918.

 

 

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Jean Bien-SÛr

IV.

Ça va dans le même estomac

Jean comme je vous le dis IV lh, bonjour !

Jésus, Marie ! C’est lui !

- Bonjour.

- Où allez-vous si vite ?

- Rien… juste comme ça… je cherche quelqu’un…

- Allons, asseyons-nous, restez le temps que je finisse de déjeuner.

- Que voulez-vous de moi ?

- Allons, je vous en prie…

Je m’assois près de lui.

- J’ai l’habitude de venir ici, quand on ne prépare pas de déjeuner à la maison. Ils cuisinent assez bien, ce n’est pas trop cher, pourquoi aller ailleurs ? On ne possède que ce qu’on mange, n’est-ce pas ?

Il éclate de rire comme s’il avait dit quelque chose d’extrêmement drôle. Je ris aussi, poliment.

- C’est bien vrai.

- Je vous le disais bien. Vous savez, je dis d’habitude : bon vin n’a pas besoin d’étiquette.

- Eh non.

- Je prends mon déjeuner, puis je lis le journal.

- À oui ?

- On lit tant de mensonges dans le journal.

- Ça oui.

- Encore qu’on ne puisse jamais être sûr que ce qu’ils écrivent est vrai ou faux.

- Non, on ne peut pas.

- Peut-être que c’est vrai.

- Peut-être. Probablement.

- On le lit quand même. Pas vrai ?

- C’est très vrai.

- Je me le disais aussi. À propos, que dites-vous de ces Allemands ?

- C’est magnifique…

- Croyez-moi, j’ai l’habitude de dire : chez ces gens-là, ce qui importe, c’est l’ordre. L’ordre fait tout. N’ai-je pas raison ?

- Vous avez tout à fait raison.

- Parce que, voyez-vous, je dis que le Hongrois est bon soldat, mais chez les Allemands, le commandement… le commandement est meilleur.

- Apparemment.

- Je sais ce que je sais. Cette guerre ne se terminera pas avant que l’un n’assomme l’autre.

- Il y a des chances.

- Eh oui, ça rappelle l’histoire des hommes de jadis : l’homme de jadis disait, il faudrait essayer le nouveau pont : il faudra lâcher dessus trois cents vieilles femmes – si le pont tient, c’est bon – et s’il s’écroule, c’est encore mieux ! Ha, ha, ha.

Il rit à s’étouffer. Je ris aussi.

- C’est bien… Une gentille petite histoire drôle.

Il s’essuie les yeux, il tousse, il râle.

- Parce que c’était comme ça autrefois, n’est-ce pas, on bâtissait un pont au village, alors il fallait l’essayer. Alors mon gars, il disait : lâchez cinq cents vieilles dessus – si le pont tient c’est bon – s’il s’écroule, c’est encore mieux.

Il rit encore plus fort.

- Vous comprenez ?! Si le pont s’écroule, c’est encore mieux !

- Une excellente chute.

- Hein ?!... C’est bon, hein ?... Il dit : si le pont tient c’est bon…

- Je comprends, je comprends. C’est très bon.

Que se passe-t-il ? Combien de fois il va encore répéter ça ?

- Ben oui, je suis connu pour ça, comme un homme qui aime blaguer. On n’a pas autre chose que cette petite bonne humeur, n’est-ce pas ?

- C’est vrai, c’est bien vrai.

- Et pourtant on s’attriste de voir ce que les gens sont capables de faire. Prenons par exemple le cas de ces fournisseurs de l’armée. Écoutez, il existe toutes sortes de gens, mais c’est tout de même une vilaine espèce.

- Vilaine, c’est sûr.

- Encore qu’on puisse les comprendre, eux aussi, Chacun doit tirer la couverture à soi, pas vrai ? À leur place, d’autres ne feraient pas différemment. Ai-je raison ?

- Ben…

- Un fournisseur de l’armée peut en même temps être un homme honnête.

- Oui, ça se peut…

- Le plus honnête du monde !

- Oui, c’est certain…

- Il faut savoir réfléchir, à mon avis, on finit par comprendre beaucoup de choses… pas vrai ? On n’a rien d’autre que sa petite réflexion.

- C’est bien vrai… Bon, je dois partir…

- Allons, ne courrez pas tout le temps… Goûtez donc de ce saucisson…

- Oh… merci… j’ai déjà déjeuné…

- Juste un petit bout…

- Non, non… J’ai eu mon dessert.

- Ça ne fait rien… Ça va dans le même estomac…

Il a raison. Ça va dans le même estomac.

Borsszem Jankó, 28 avril 1918.

 

 

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Jean Bien-SÛr

V.

Littérature et art

Jean comme je vous le dis V ll a un avis en général, et il a aussi un avis en particulier – il se sent à l’aise dans l’esthétique théorique autant que dans la critique pratique. Ses opinions sont denses, concises, des sortes d’axiomes.

Il pense au sujet de l’art en général que c’est le reflet de la vie qui sert à embellir la vie. Pour la même raison, il méprise le naturalisme et le vérisme – dites-moi donc à quoi sert d’attiser les laideurs de la vie, l’artiste ferait mieux d’y chercher ce qui est beau – n’ai-je pas raison ? Pardonnez-moi une expression brutale, dit-il, mais cela ne fait-il pas penser à quelqu’un qui fouille dans son propre caca ? Pour lui, le romantisme c’est pour les femmes. L’humour, avec une excuse bienveillante, il le qualifie de futilité. L’homme écrit beaucoup de bêtise, dit-il.

Dans la poésie il apprécie les pensées, dans la prose il est l’ami des phrases bien bâties. Il aime les ballades de János Arany, Petőfi, c’était un vrai poète qui connaissait bien l’âme du peuple, il louange les chants d’amour de Heine dans la traduction de Endrődi, La Lorelei en particulier. Dans chaque cas il distingue l’homme et le poète. Il observe que les décadents se vantent de leurs maladies et les proclament à la face du monde. Jókai[3] était un génie, un homme pourvu d’une imagination gigantesque, voyez-vous. Il parle des héros des drames comme de connaissances personnelles – si l’intrigant échoue, il dit que c’est bien fait pour lui. Il prend en haine le comédien qui incarne un personnage antipathique.

L’écrivain commence à exister pour lui quand il meurt. Il ne peut absolument pas admettre que quelqu’un puisse être un grand écrivain de son vivant. Les "modernes", à son avis, ne valent pas l’ombre des "anciens". Les anciens connaissaient la vie, voyez-vous. Qui plus est, ils étaient cultivés, alors que ceux d’aujourd’hui n’ont plus ce savoir qui existait autrefois.

Il y a deux choses qu’il distingue avec une acuité particulière : ce qui est "poétique" et ce qui est "prosaïque". La lune, les étoiles, l’amour et la métaphore sont poétiques. Le déjeuner et le travail, les bretelles et le mouchoir sont prosaïques. En général la nuit est poétique et la journée est prosaïque. Il croirait par exemple impossible que quelqu’un puisse composer un poème le matin à jeun. Il imagine l’inspiration comme une sorte d’état, proche de celui que la pathologie neurologique décrit comme un début de paranoïa : avec des yeux exorbités, des cheveux hirsutes et la cravate dénouée.

Ce qui l’étonne le plus c’est que le poète ou l’écrivain "ait pu avoir l’idée" de ce qu’il écrit. Il aimerait lui demander comment il a pu. Il se préoccupe de savoir si l’auteur "a d’abord l’idée" de la chose, puis il l’écrit, ou bien si c’est au fur et à mesure de l’écriture que lui viennent les idées. Il ne manque jamais l’occasion de se vanter : il pourrait réfléchir mille ans, il n’aurait jamais des idées semblables. Mais le plus étrange est que tout en soulignant la différence entre lui-même et l’artiste, sa tête fourmille de thèmes. À chaque instant il remarque un sujet que les écrivains "devraient écrire". Il est incroyablement bon prince et prévenant dans ce domaine. Si par hasard on le présente à un écrivain, il l’arrose aussitôt de thèmes, avec générosité, renonçant à tout copyright moral ou financier. « Je ne saurais pas l’écrire aussi bien » - assène-t-il. À propos du cas de son beau-frère, il rappelle en revanche que « celui-là, voyez-vous, c’est tout un roman, il faudrait simplement l’écrire, tel qu’il s’est produit ». Mais ensuite, lorsqu’il raconte comment cela s’est passé avec son beau-frère, il s’avère qu’en effet c’est tout un roman, étant donné qu’il a déjà été écrit plus d’une fois. Il ne comprend pas pourquoi les écrivains n’y mordent pas – puisque c’était déjà très bon quand cela avait été écrit une première fois, le chemin est donc tout tracé. Quelques sujets "tout un roman" sont par exemple : un homme est parti en voyage et pendant son absence sa femme le trompe avec un officier ; un autre homme, une de ses connaissances, est amoureux d’une femme durant quinze ans, il finit par l’épouser, ils vont ensemble en Amérique où il est capturé par des Indiens, tandis qu’elle se retrouve d’abord en Espagne pour y vivre comme couturière, plus tard elle est aimée par un Italien qui l’emmène en Allemagne. C’est vraiment tout un roman, avec tant de pays – bien sûr il reconnaît volontiers qu’il ne serait pas inutile d’y ajouter "encore quelques épisodes" pour corser l’intrigue.

Il est prudent quand il s’agit de se déclarer sur des écrivains ou des artistes pris séparément. À propos de Endre Ady[4], il affirme que "personnellement il le comprend" – je ne sais pas pourquoi il le nomme systématiquement Endre Ády. Il suppose que Ády veut seulement tromper son monde, ne pense pas sérieusement ce qu’il écrit. Un poète a le devoir d’écrire clairement – voyez par exemple ce Szabolcska, n’est-ce pas, n’est-il pas plus facile à comprendre ? Avec ironie, il cite des phrases et des épithètes simples et sensées, et il ajoute « voulez-vous me dire par exemple ce que cela signifie ? » Si on les lui explique, il dit : « il y a peut-être du vrai là-dedans, néanmoins… », mais un autre jour, à une autre personne, il cite les mêmes exemples.

Ferenc Herczeg est un écrivain altier, Zoltán Ambrus très instruit, on peut dire que Mihály Babits n’a pas de cœur. Ernő Szép est infantile, mais au moins il a un cœur, lui. À Szomory[5] il en veut, « quelle veine, dit-il, que les gens ne ressemblent pas à ses personnages, le monde serait vraiment triste ». Et ainsi de suite. De même pour les tableaux. Sa louange maximale est de dire d’une œuvre qu’elle est "prête à parler", qu’elle "sort presque de son cadre", « elle est comme une sœur de la vraie nature ».

C’est d’autant plus surprenant que quand il exprime la beauté de la nature, il ne connaît qu’une seule expression : « elle est belle comme si elle était peinte ».

C’est lui, Jean Bien-Sûr. Comme s’il sortait du papier, tel que je l’ai décrit. Si vous le rencontrez, vous verrez qu’il est exactement comme je vous le dis.

 

Borsszem Jankó, 5 mai 1918.

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[1] Ce thème et ce titre seront repris dans la presse en 1929. Le I. est identique, les autres chapitres sont différents.

[2] Luigi Cadorna (1850-1928). Chef d’État-major de l’armée italienne.

János Arany (1817-1882). Sándor Petőfi (1823-1849). Heinrich Heine (1797-1856). Sándor Endrődi (1850-1920). Mór Jókai (1825-1904). Ils sont tous les écrivains et poètes romantiques.

[4] Endre Ady (1877-1919). Porte-drapeau du renouveau de la poésie hongroise. La prononciation Ády est défectueuse, elle ouvre et allonge le A.

[5] Mihály Szaabolcska (1861-1930). Ferenc Herczeg (1863-1954). Zoltán Ambrus (1861-1932). Mihály Babits (1883-1941). Ernő Szép 1884-1953). Dezső Szomory (1869-1944). Poètes et écrivains hongrois contemporains de Karinthy.