Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
scÈnes de la vie d’un Écrivain dÉbutant
Je ne connais personne !
Je ne les connais pas en personne. Des visages
m’apparaissent devant les yeux, tels qu’on peut les voir
après une première à succès où la
publication d’un livre très réussi. Géza Gárdonyi, devant son bureau ; Ferenc Herczeg
à l’entrée du théâtre ; Sándor
Bródy monte dans sa voiture. Ferenc Molnár[1] en pardessus, à la première
de "Diable", une raie au milieu des cheveux, un monocle vissé
à un œil. Dans ses yeux une tristesse calme, une
indifférence douloureuse. Quel grand succès il vient
d’avoir, pourtant il est triste. Je pense envieusement à cette
tristesse. Quel plaisir vertigineux cela doit être de s’adonner
à sa tristesse après un succès enivrant. C’est
déjà le sommet des bienfaits de la vie qui est la part de ces
grands écrivains : moi je ne suis que malheureux, mais eux, en plus
d’être heureux ils peuvent encore se permettre d’être
malheureux. Tout leur est permis. Naturellement, je constate en moi-même
qu’ils ne m’en imposent pas. Je ne les recherche pas, je
n’aspire aucunement à les rencontrer, et je brûle
d’envie d’avoir une opportunité de le leur crier ma
vérité à la face, à chacun
séparément. Un jour ils entendront parler de moi, mais
c’est le cadet de mes soucis. De surcroît, je porte un respect
infini à un de mes amis dont je sais qu’il est personnellement en
bons termes avec Márton Zöldi[2].
Si je croisais un jour un grand
écrivain, celui-ci serait bien étonné et sentirait tout de
suite qu’ici quelque chose se prépare. Mais moi je ne remarquerais
pas son étonnement, je ne parlerais pas de littérature, je
soulèverais froidement et poliment quelques sujets quotidiens. Et
pourtant, sans que je m’en préoccupe, lorsqu’une demi-heure
plus tard, au club des écrivains le grand auteur en question
s’assiérait avec un autre grand écrivain, il dirait
pensivement : « Écoute, mon vieux, j’ai
rencontré aujourd’hui un jeune homme, il s’appelle quelque
chose comme Skurek. Il n’a rien dit de
particulier, tu entends, et pourtant moi je te dis que nous entendrons encore
parler de ce Skurek. Ce Skurek
ira plus loin que nous autres. »
Le club des écrivains ! Je
n’ai que de vagues idées sur ce point, mais elles sont
d’autant plus étincelantes. De vastes fauteuils en cuir, une
fumée odorante, des tapis défraîchis. Et ils se trouvent
là réunis en un tas, tous ceux dont chacun
séparément pourrait être le centre de foules entières.
Un système solaire composé exclusivement de soleils. L’un fume
tranquillement des cigares, l’autre fait pensivement les cent pas,
esquisse parfois un sourire, sort son calepin et note quelque chose. Ils se
réunissent et délibèrent des projets. Le présent et
l’avenir de notre littérature sont en jeu, naturellement. Ils
décident que la littérature qui évolue présentement
vers un romantisme, il vaut mieux pour un temps l’orienter vers le
naturalisme. Ils s’accordent pour souligner un peu les tendances
populaires, et en outre prêter dans l’avenir une plus grande attention
à la précision et à l’authenticité de
l’expression hongroise. Ferenc Herczeg prend la parole : Mes chers
amis, permettez-moi de vous donner lecture de ma dernière nouvelle avant
que l’encre de l’imprimerie n’imbibe ses pages.
Écoutons, écoutons. L’écrivain lit son texte avec
émotion et prie ses confrères silencieux et attentifs de donner
un avis sincère, cette œuvre enrichit-elle oui ou non notre
littérature. Dans un autre coin Zsigmond Móricz discute avec Gyula
Krúdy. Un murmure parcourt les salles : chut, Messieurs, dans la
pièce au fond Mihály Babits travaille à un poème.
Tout bruit cesse, des groupes curieux se forment, ils chuchotent et avancent
des paris : est-ce un poème descriptif ou plutôt lyrique en
gestation sous la plume du poète ? La porte s’ouvre
brusquement, c’est László Beöthy
qui apparaît précipitamment sur le seuil. Messieurs, crie-t-il, et
sa voix hoquette d’excitation, j’ai un grand
événement à vous annoncer. Je viens de prendre
connaissance d’une pièce d’un auteur encore inconnu. Aussi
bien par la construction de l’intrigue que par l’élaboration
des détails de l’action, cette œuvre est digne de notre plus
grand intérêt. La pièce a encore indiscutablement quelques
faiblesses, mais je suis certain que si nous prenons ce jeune confrère par
la main et nous lui donnons un coup de pouce pour l’orienter, il sera
capable de créer une œuvre de valeur dans notre littérature,
car il n’est pas mû par un succès bon marché, mais
par une véritable aspiration artistique. Permettez-moi de vous lire sa pièce,
et après la lecture réunissons-nous entre confrères
directeurs de salle, pour choisir le théâtre qui serait le mieux
à même de monter rapidement et le plus dignement le drame en
question. Où est donc ce jeune artiste, demande depuis une table Ernő Szép avec
enthousiasme, interrompant la discussion qu’il menait avec Vilmos Tarján pour savoir
si notre poésie évolue plutôt vers un symbolisme ou
plutôt l’expressionnisme. Où il est donc, ce jeune homme,
pourquoi ne l’as-tu pas amené parmi nous pour qu’il puisse
développer devant nous son programme artistique, dévoiler ses
projets, s’il compte aussi écrire des romans ou seulement des
pièces de théâtre ? Nous tenons absolument tous
à le saluer parmi nous la prochaine fois. Une ovation et des
applaudissements éclatent à ces paroles, et László Beöthy entame sa lecture. Car toute notre vie
n’est qu’un bouillonnement anxieux, pour que la littérature
hongroise soit digne de son temps et qu’elle prenne sa place dans la
culture et la civilisation européenne. Ils attendent, assoiffés
et impatients, la venue des jeunes écrivains qui partageront leurs
efforts. C’est moi qu’ils attendent tous, moi, Sándor Skurek, tous autant de Saint-Jean Baptiste brûlant
d’envie de me connaître et guettant mon apparition parmi eux, tel Jésus
à douze ans au temple !
Színházi
Élet, 1919.
[1] Géza Gárdonyi (1863-1922). Ferenc Herczeg (1863-1954). Sándor Bródy (1863-1924). Ferenc Molnár (1878-1952). Gyula Krudy (). Zsigmond Móricz (). Mihály Babits (1883-1941). László Beöthy (1873-1931). Ernő Szép 1884-1953). Vilmos Tarján (1881-1947).
[2] Márton Zöldi (1854-1919). Comédien, dramaturge de province.