Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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manifeste

 

Soldats ! Citoyens ! Ouvriers ! C’est moi le Conseil, votre congénère, je me suis trempé avec vous dans le pus et dans le sang, l’ordre que je vous donne aujourd’hui c’est de m’oublier. Oubliez-moi, désignez quelqu’un parmi vous pour faire le compte à votre place, qui garde en mémoire ce qui s’est passé – et vous, oubliez-moi, rentrez chez vous et embrassez la frange du manteau du Bonheur, embrassez ses chères mains tendres que triste, abandonné, il vous a tendues quand tout fiers, obstinés, vous couriez vers la tempête car c’est souffrir que vous vouliez.

On vous avait clamé la souffrance, on vous avait dit : souffrir rend noble. C’est une tempête purificatrice, vous a-t-on dit, qui vous rendra meilleur, qui vous fera connaître ce qui est juste. Et moi pour qui la souffrance était inhumaine je vous dis : la souffrance est honteuse et ignoble, la souffrance est chose indigne. Seul le bonheur élève, le bonheur, la connaissance et l’épanouissement – la souffrance est animale, le bonheur est humain.

Nous sommes devenus animaux, mes congénères, des fauves solitaires quand le bonheur nous a quittés, et nous nous sommes réunis, fauves solitaires, pour souffrir ensemble. Oublions cela, clamons et réclamons la joie : parce que la joie est lumière et connaissance – la joie est l’avenir vivant, tandis que la souffrance n’est que le passé muet et mort, le vide irrévocable et indifférent, un objet immobile, stagnant et impuissant, un néant bâillant, doublure de cercueil, étoffe étouffante.

Vous déambulez maintenant en masse, vous vous retrouvez encore aux coins des rues, agitez les flambeaux dans le vent et criez des slogans ivres – mais ce n’est pas encore la joie : ce n’est pour le moment qu’ivresse, pressentiment de la joie. Le bonheur, lui, ne s’agglutine pas en groupes et ne cherche pas de compagnons d’arme – le bonheur n’est ni cent hommes ni mille hommes – le bonheur est un homme unique, introverti, souriant en silence – vous serez le bonheur, chacun en soi, quand vous vous serez séparés et vous serez restés seuls, et vous vous demanderez : où est maintenant celui ou celle que je dois aimer, celle ou celui qui m’aime, celui que je ne veux rencontrer ni parce qu’il s’intéresse à moi, ni parce que je suis en danger et à la recherche d’une protection, ni parce qu’il a besoin d’être protégé – mais parce que ma joie, mon ivresse et mon bonheur sont pour lui joie, ivresse et bonheur.

Le bonheur ne réside pas dans le fait que maintenant vous êtes entre vous, vous voulez une même chose et parcourez les rues avec des paroles enthousiastes – ce n’est pas la république qui est le bonheur, mais ce que la république va peut-être enfin nous permettre : rester enfin seul, chacun séparément, penser à la seule vie qui nous a été donnée, distribuée pour notre propre usage par le Centre Officiel Supérieur. Ce n’est pas le bonheur quand des millions de lèvres tonnent un "Vivat à faire trembler le ciel – le bonheur est quand tout bruit se tait et quand chacun entend le battement de son propre cœur. Vous avez entendu le mot : un pour tous ! – et vous avez obéi. Revendiquez enfin : "Tous pour un", pour le seul que nous appelons tous séparément : moi.

Vous savez fort bien de quoi je parle. Serrons-nous la main, nous qui, en ce moment, sommes ensemble et un, prenons congé les uns des autres, croyons et espérons ne plus nous revoir – car nous n’en aurons plus besoin. Dispersez-vous en paix, allez retrouver vos maisons abandonnées – là vous êtes attendus par celle que vous avez abandonnée, la belle, la bonne, la chère, la douce, la tremblante – elle n’attend ni butin, ni argent, ni gloire, ni drapeau victorieux, elle t’attend toi seul, malheureux souffrant, seulement toi, nu, tel que tu es né pour la joie, pour t’accueillir dans son giron amoureux – elle t’attend, elle ne veut que toi, rien d’autre, l’unique dont la joie est ta joie et que tu n’aurais jamais dû abandonner.

 

Pesti Napló, le 3 novembre 1918.

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