Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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j’ai voulu me filer pendant 24 heures

 

J’attendais avec impatience le lever du soleil pour réaliser enfin le projet qui avait mûri en moi au cours de la nuit : observer mon maître adoré à la dérobée pendant vingt-quatre heures. Moi-même, je ne m’en suis guère souciée jusqu’à présent. Comme il convient à une ombre sage, bien élevée, tantôt je courais devant lui, tantôt derrière ; quand le soleil se cachait je cessais mon office, je m’étalais, oisive, dans un coin tranquille. Je n’avais rien d’autre à faire que singer chacun de ses gestes, sans même me demander à quoi ils servent, quel est leur but.

Mais aujourd’hui j’ai décidé d’y prêter attention. Enfin, je ne peux pas demeurer éternellement dans cet état – mon maître n’est plus un jeune homme, si, Dieu nous en garde, il meurt un jour, que vais-je devenir moi qui n’ai ni retraite ni assurance vie – je ne peux pas m’engager auprès d’un autre, avec ce nez que j’ai reçu de lui – et de toute façon, qui voudrait de l’ombre d’autrui ? Il ne me reste qu’à observer de quoi il s’occupe, quelle est sa vocation, afin de pouvoir, le moment venu, lui prendre éventuellement sa place si une opportunité se présente ; mon Dieu, moi aussi je dois songer à mon avenir, à un petit à-côté – je crois qu’après quelques exercices je saurai vaquer à ses occupations même sans lui, sans que quiconque remarque le changement – lui-même ne s’en apercevrait peut-être même pas.

À huit heures du matin je prends mon service : je descends du mur sur lequel, tirant sur moi la couette ombre, je paressais à l’ombre du lit de mon maître. Je commence à réfléchir : qui est cet homme en fin de compte ? Quel peut être son métier ?

Le tintement de la sonnerie nous tire tous les deux de nos lits.

On annonce un jeune homme ; qu’il attende le temps de nous habiller.

Il attend. Nous irons le voir dans dix minutes. Jeune homme rougissant, la vingtaine. Il a apporté un manuscrit : un drame en cinq actes, il s’imagine que nous seuls (c’est-à-dire mon maître et moi) pouvons le comprendre, nous, l’unique auteur dans l’œuvre duquel les adeptes du paralisme, seule tendance artistique salutaire, les catastrophalistes, lisent qu’en réalité je suis un des leurs, seulement je n’ose pas l’avouer ouvertement.

Nous le rassurons : nous finirons bien par avouer, mais à la fin. Il nous laisse son drame, et cède sa place au visiteur suivant.

C’est l’homme d’une agence cinématographique ; ils ont besoin de cartons pour un film humoristique intitulé "Toto dans la soupière". Mais qu’ils soient très drôles, cher Monsieur. Veuillez passer cet après-midi pour un visionnage.

Le téléphone. La revue "Nyugat" veut savoir si nous voulons bien écrire un essai sur les dissertations philosophiques de Tolstoï qui viennent de paraître.

Oh oh, comme le temps passe, il est presque neuf heures. L’avion que nous voulions voir va décoller en banlieue, nous avons promis un reportage là-dessus à N.P. Ou alors je me trompe, c’était autre chose, un match de foot peut-être – quelque chose à propos de la psychologie du sport, c’est très à la mode…

Pas si vite, patience. Il faudrait d’abord prendre un petit-déjeuner – éventuellement dans le café tout proche. Pendant ce temps nous lisons ce petit livre, l’histoire universelle de H.G. Wells sous le titre de "Short Story of the World". Il faut aussi faire un saut dans cette direction, à propos de cette affaire de valorisation…

Bonjour, les enfants. Salut, Gabi, Tamás, Gida ; mais oui bien sûr je l’achète, je m’en occupe, j’y vais, je l’apporte, je l’attache, je le répare, je l’enfile, je le replace…

Bon, ça y est. J’en voudrais un serré, noir… Où ai-je mis mon livre ? Ce n’est pas possible – bonjour Monsieur. Oui, naturellement – évidemment je me rappelle, comment pourrais-je ne pas me rappeler – ce… comment s’appelle-t-il ? Ça ne me vient pas, aidez-moi… Oui, je vous assure, je me rappelle… ce truc occulte… j’ai toujours été intéressé… Une séance de spiritisme ? Aujourd’hui ? Ah oui, absolument… d’authentiques fantômes incarnés ?... J’y serai…

Le courrier ? On me l’apporte ici ? De Berlin ? De Vienne ? Ah oui, ce cabaret… Je fais un saut immédiatement chez Márton[1], qu’il fasse le nécessaire pour le forfait…

Oui, cher Monsieur, c’est bien moi, en quoi puis-je vous être utile ? Bien sûr que je sais – de l’usine de salamis, n’est-ce pas ? Vous venez réclamer ces petits poèmes publicitaires dont il a été question lundi ? Ou bien… Oh, pardonnez-moi, j’ai fait une confusion ! Mais naturellement – le secrétaire de la société hongroise d’espéranto – je suis très heureux de faire votre connaissance ! Vraiment ? Il a été traduit en espéranto ? Malheureusement je ne lis pas l’espéranto – ça ne fait rien ? Je peux l’apprendre en dix minutes ? Et vous avez apporté une grammaire ? Dans ce cas veuillez patienter dix minutes, je me retire un peu à l’écart…

Oui, c’est vrai… la délégation… j’ai promis cette lecture à ces jeunes gens – feriez-vous partie de ce groupe ? Non ? Ah, bien sûr, vous êtes Monsieur Joseph, vous m’avez apporté l’épreuve… vous m’apportez aussi le message de monsieur le directeur de relire d’urgence ces deux volumes, sinon la parution prendra du retard… Entendu, asseyez-vous, Monsieur Joseph.

Cocher – hé ! Vite à la Gare de l’Ouest !

Comment ? Vous n’êtes pas cocher ? Qui êtes-vous alors ?

Ah bon… vous venez de Színházi Élet… Monsieur Incze[2] me demande… un article… quelque chose dans le genre de « Je me suis suivi pendant vingt-quatre heures », oui, ce serait un bon sujet.

Non – merci. Je n’ai pas le temps pour cela.

Mais il n’est que neuf heures et demie… Merci, moi ça me suffit. Les vingt autres heures qui restent ne m’intéressent plus. De toute façon le ciel se couvre, je vais me reposer dans un coin comme une ombre bien élevée. Que mon maître continue tout seul – ce soir, si le soleil revient, j’irai le chercher à l’asile.

 

Színházi Élet, 1923, n°28.

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[1] Agence de théâtre

[2] Sándor Incze (1888-1966). Fondateur de la revue Színházi Élet (Vie théâtrale) qu’il dirigea de 1910à 1938.