Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le grand homme[1]
Le Grand Homme, je l’ai rencontré pour la première fois il y a
quarante ans. Il avait vingt et quelques années et il était déjà un poète
célébré – son drame était joué sur toutes les scènes du monde et on le voyait
déjà couronné du prix Nobel. Je lui vouais un culte fervent et j’évoquais son
œuvre admirable en mots éloquents. Il m’écoutait poliment et me répondait avec
retenue.
- Oui, dit-il pensivement, je sais que
ce drame recèle quelque chose. Il est bien construit. Néanmoins si c’était
aujourd’hui je l’écrirais différemment. On apprend toujours. Les personnages
aussi, je les avais rêvés différents – mais apparemment le public les accepte
tels que les comédiens les jouent.
- En effet, remarquai-je
courtoisement, la représentation parfaite serait celle où chaque comédien
jouerait comme l’écrivain lui-même jouerait le rôle s’il était acteur…
Il leva sur moi des yeux intéressés.
- Excellente remarque, dit-il avec une
lumière dans les yeux. – Vous voyez, c’est justement mon jardin secret dont je
ne parle que rarement. L’auteur lui-même… Si c’était possible…
- Eh bien ? – demandai-je. –
Pourquoi pas ?
- Un jour… Peut-être…, dit-il, tout
excité. – Je le prouverai… Cela ne manquerait pas d’intérêt… comme comédien…
hein ?
Il attendit mon opinion, avec des yeux
scrutateurs, curieux, il leva une main théâtralement sur ses yeux, et je
remarquai qu’il essayait de produire une voix de gorge.
C’est vingt ans plus tard que j’ai croisé
une seconde fois le Grand Homme. Je me rendis à son hôtel afin d’écrire un
compte rendu pour mon journal sur l’essai qui avait fait sensation dans lequel
il avait bouleversé les théories des sciences naturelles, donnant un élan
inattendu à l’exercice politique.
Il répondit un peu mécaniquement à mes
questions, mais je ne pouvais pas lui en vouloir puisqu’il était harassé par la
presse. Je me cassai la tête pour concocter une question qui pourrait
l’intéresser. J’eus de la chance, j’orientai la conversation sur l’importance
sociale de sa découverte. Il s’anima aussitôt et son enthousiasme alla
crescendo pour m’expliquer tous les changements qu’entraînerait son innovation
si les conditions politiques orientaient l’attention de l’économie nationale
là-dessus.
- Un homme politique d’envergure
devrait prendre la chose en main, dit-il. – Un homme qui par son charisme
personnel animerait les foules, un homme à la fois courageux et prudent, un
homme entier qui…
Il se leva tel un bon orateur ; je
sentis qu’une question s’imposait.
- Pourquoi ne pourriez-vous pas être
vous-même ce grand homme politique ?
- Vous croyez ? – demanda-t-il
avec indifférence, d’une voix sourde, mais dans cette voix la joie vibrait.
Dix ans plus tard, j’ai croisé le Grand
Homme dans les couloirs de la Chambre des Députés. Il ne se souvint pas de moi.
Je me mis à parler d’autre chose, je le félicitai pour son succès.
- Oui, dit-il distraitement, cette
idée de les faire voter était assez habile en effet… Ne m’en veuillez pas, mais
je suis pressé, on m’attend à l’Opéra pour la répétition générale…
- Excellence, vous êtes
mélomane ?
Les yeux du Grand Homme brillèrent.
- … J’espère être un jour plus qu’un
simple mélomane… Mon ami, la musique est la seule chose qui vaille la peine
qu’on s’en occupe… Viennent les temps où les gens ne communiqueront plus en
mots confus et grinçants, mais dans l’harmonie infinie des sons… Nous verrons.
Je tenterai quelque chose…
C’est à la célébration de ses soixante ans
que j’ai vu le Grand Homme la dernière fois. Je lui ai remis une couronne de
lauriers au nom de l’association qui m’avait délégué pour le féliciter.
Il me reçut avec une gentille simplicité,
me fit asseoir et m’offrit une cigarette.
Je me suis assis, intimidé, et je me suis
mis à rendre hommage à ses mérites en mots éloquents. J’évoquai ses œuvres qui
ont fait école et qui ont marqué toute une époque du label du génie. J’ai parlé
ensuite de ses grandes actions politiques, de son courage, de ses luttes dans
la vie publique, des glorieuses institutions qu’il avait fondées. Il m’écouta
courtoisement, mais à peine quelques minutes plus tard, je remarquai qu’il ne
me prêtait plus attention. De ses yeux il fixait un point au-dessus de ma tête.
Je me troublai, nerveux, puis je me tournai furtivement vers l’arrière :
il y avait une glace derrière moi. Vite je me replaçai, mais j’avais oublié le
début de ma phrase. La situation devint pénible, je rougis jusqu’aux oreilles
et je cherchai désespérément une idée pour me sortir de là ; alors mon
regard tomba sur la cravate du Grand Homme que ses doigts tripotaient
tranquillement. Je m’étais tu trop longtemps, il était temps de dire quelque
chose à la place de la phrase inachevée.
- Vous avez une belle cravate,
sortis-je enfin dans mon stupide désespoir.
- N’est-ce pas ? – cria le Grand
Homme en sursautant. – N’est-ce pas qu’elle est belle ? C’est mon
goût ! Je l’ai choisie parmi soixante ; des experts prétendent
qu’elle n’existe qu’en trois exemplaires dans toute l’Europe.
C’est la première fois que je vis briller
le parfait bonheur dans les yeux du Grand Homme.
Színházi Élet, 1923, n°51.