Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le chien suit sa maÎtresse[1]

J’ai remarqué la Madame au début de l’Avenue Rákóczi. Un sourire étrange, égaré, troublé, parcourt son visage : son chapeau est posé un peu précairement : dans toute son apparition domine une sorte de d’égarement dissimulé, la peur d’avoir oublié quelque chose, ou celle de quelqu’un qui aimerait poser une question mais qui a changé d’avis et plutôt ne la pose pas.

Une fine lanière est enroulée à une de ses mains, un petit chien noir appartient à cette lanière. À ce moment la lanière se tend et tiraille le bras de Madame : le chien s’est mis à courir guidé par son flair. Madame sourit, gênée, elle scrute les fenêtres de la maison voisine avec une distraction négligée. Brusquement le chien change d’idée, il tourne dans la rue Miksa. Tous les deux disparaissent.

Un quart d’heure plus tard je les revois Boulevard Teréz. J’aperçois d’abord le chien sortir sous un porche, il est suivi par la femme. Je commence à les observer. Le chien réfléchit puis, comme ayant pris une décision, il s’élance sur la chaussée. Il traverse la rue. Là il pense autre chose, il flaire un portail, puis il s’engage tout droit dans la direction de la rue Király. Il a dû penser à une de ses connaissances à qui il devrait rendre visite. La femme le suit toujours, avec le même sourire gêné. Nous nous rencontrons dans un tournant. Quand nos yeux se croisent, son regard offensé et détourné semble vouloir dire :

- Eh bien, qu’est-ce que vous avez à regarder ? J’ai à faire par ici. J’ai à faire rue Király ; pourquoi n’aurais-je pas à faire rue Király ? J’ai simplement traversé la rue tout à l’heure ; il arrive qu’on traverse quelquefois la rue.

Elle ne peut pas continuer, le chien se retourne soudainement. Il grimpe aux marches d’un tramway. Il traverse le perron et descend côté opposé. Il s’élance brusquement à la poursuite d’un chat. Ils se mettent à courir. Madame est un peu essoufflée, mais son regard semble dire :

- J’ai envie de courir. Pourquoi me regardez-vous ? Je cours, c’est bon pour la santé.

Deux heures plus tard je les revois une dernière fois dans le quartier de Józsefváros. Par un orifice semi-souterrain on entend un jappement furieux. Madame… est à genoux devant le soupirail, sur le point de s’y engager la tête en avant, mais son chapeau l’en empêche. Elle a déjà introduit son bras dans le trou, la lanière est tendue. À l’intérieur le chien aboie furieusement, comme pour dire :

- Alors qu’est-ce qu’on fait ? On arrive enfin ? Poutz, poutz.

C’est bien ce qu’il aboie, poutz, poutz. Son jappement est clairement articulé.

Je m’approche et je saisis le bras de la Madame.

- Madame, lui dis-je, et les larmes me montent aux yeux, on ne peut pas supporter cela davantage. Il n’a pas le droit de vous tirailler ainsi. Il n’a même pas de collier à numéro, Madame, vous devriez porter plainte. Et pourquoi ne porte-t-il pas de muselière ? Donnez-le à la police.

Elle éclate en sanglots. Puis elle balbutie en s’étranglant :

- Que faire ? Je l’adore tant !

- Madame ! Adorez-moi, moi, plutôt.

 

Magyarország, 20 septembre 1925.

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[1] Proche de la nouvelle "Le chien va son chemin" dans le recueil "Souvenirs de Budapest"