Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le revolver

Il était donc là maintenant.

Au bout de l’allée, discrètement au milieu du jardin séparé, retirée derrière les palais ostentatoires du quartier des villas, cette maison, celle du Premier Ministre, se tient là.

Bill Tom ne connaissait l’adresse privée du premier ministre que depuis le matin. Une fois de plus il devait agir seul – au Conseil des Dix où il en parlait depuis des mois tout le monde croyait savoir que la vie privée du "tyran" Pairfax, "l’Ennemi de l’Humanité", était aussi bien un livre ouvert pour Bill Tom que l’était la série inouïe des forfaits qui composaient sa vie publique.

Car au Conseil des Dix, au-delà du pont, dans les caves du Blue Kitten, on ne parlait plus depuis des mois que de ce Pairfax, le tyran des tyrans, dont dépendait le destin de l’Europe et dont la personne telle une puissance satanique barrait la route à l’épanouissement de ces admirables visionnaires qui pourraient conduire l’humanité égarée au Canaan du salut – et qui maintenant, le cœur et l’esprit enflammés mais les poches vides, misérablement enfouis tels des taupes étaient contraints de mener leur travail de sape, en se regroupant dans le cadre prometteur de ce Conseil des Dix.

Bill Tom, et les autres avec lui, se disaient anarchistes ****. C’était une curieuse variante de l’idéalisme, une idée orgueilleuse et un peu obscure, composée de principes plutôt anodins. Il méprisait les savants historiens de la société, il les traitait de rêvasseurs imbéciles, ignorants de ce qui va mal dans le monde. Naturellement il haïssait les capitalistes non parce qu’il était particulièrement pauvre ; de la seconde du lycée où il avait arrêté ses études il lui restait dans sa besace quelques mots de latin, que par la suite il n’hésitait pas à employer souvent aux réunions, quand l’occasion se présentait. Ces mots faisaient taire ses compagnons dont le phare intellectuel était un garçon boulanger.

Au demeurant le programme sous le signe et pour la réalisation duquel le Conseil des Dix tenait des séances préparatoires, était un peu confus, mais cela, ils se refusaient de l’avouer les uns aux autres comme à eux-mêmes. Leur table de planches, à la cave, était souillée d’un vin blanc bon marché, des mots téméraires fusaient dans la vapeur. Le nom du premier ministre avait été lancé par Bill Tom deux mois auparavant, sans descendre de l’ordre du jour depuis lors. Un accord s’était constitué selon lequel il était la cause de tous les maux, il devait d’abord être renversé, sans quoi rien n’était possible. Sa destitution signifiait aussi l’écroulement de "l’ancien régime" et l’avènement d’un nouveau monde dans lequel le Conseil des Dix pourrait enfin jouer un rôle décisif.

Mais le temps passait et "l’ancien régime" ne voulait toujours pas s’écrouler, comme si le tyran voulait ignorer tout ce qui bouillonnait derrière la porte de la cave du Blue Kitten. Et alors, un beau jour, après minuit, leurs yeux papillotaient, bêtes et saouls d’alcool consommé et non payé, l’un d’eux lança le plan de l’unique solution possible.

- La résistance passive ne pourra jamais nous libérer de Pairfax. Nous devons nous débarrasser de Pairfax.

Bill Tom regarda autour de lui, les yeux rouges, injectés de sang. Il fut plus tard incapable de se rappeler si le mot avait été prononcé par lui ou par un autre – les conspirateurs jurèrent que c’était lui. Une chose était certaine : au petit matin quand ils s’étaient convenu de la chose, c’était lui le plus bruyant, il citait des exemples historiques, d’un passé proche – les noms de Jules César et de Brutus y figuraient en bonne place.

- Un seul d’entre nous doit agir, mais qui cela devra-t-il être ?

- Qui d’autre que toi, Bill ?

Cela était dit par le garçon boulanger célibataire. Bill ressentit une ironie certaine dans sa voix, mais il n’eut pas le temps de répondre dans le tumulte qui éclata à ces mots. Ils tapèrent la table de leurs poings, l’orage de l’enthousiasme emporta le Conseil des Dix. Bill pâlit, se mit à bégayer. Il cita des exemples russes pour démontrer que le chef n’a pas le droit de se sacrifier, sa vie est trop précieuse. Il proposa un tirage au sort auquel chacun participerait. On le conspua, il perdit pied, il perdit son ascendant, le gouvernail lui échappait des mains, il fut emporté par le mouvement, l’esprit appelé s’avéra plus fort que lui. On le bombarda de sarcasmes.

- Aurais-tu peur ?!... Pourquoi discourais-tu donc depuis des mois ?... Tu t’es moqué de nous !... C’est un club ici, un cercle littéraire ? La table habituelle de Bill Tom, pas un Conseil !

- Mais pourquoi justement moi ?... – balbutia-t-il amèrement.

- Laissez tomber le chouchou à sa maman, cria quelqu’un. – Va prêcher aux paysans, pas à nous !

Rigolade générale. Le sang lui monta à la tête, ses yeux lançaient des éclairs.

- Entendu. Demain vous changerez d’avis.

Il remonta son col, fourra les mains ses poches et sortit. Des rires sarcastiques le suivirent.

Le lendemain il afficha un visage morne. Il ne fut pas loquace, la tempête avait eu le temps de retomber. Il était question d’une descente de police, Betsey, le greffier, rapporta une anecdote amusante, les garçons rigolaient. C’est Wepp qui remarqua le revolver.

Qu’est-ce qu’il y a là dans ta main, Bill ?

- Ça ? C’est rien.

C’était un objet étrange. Il l’avait acheté sous le pont le matin même, pour trois pennies, une arme rouillée, énorme, du début du siècle précédent, probablement. Mais toute l’attention se porta sur lui et c’était l’essentiel, il importait de rétablir son autorité ébranlée la veille. Bill chargea le revolver. Et quand personne ne prêta attention, une détonation épouvantable fit trembler la cave.

- Voilà comment périra Pairfax !...

Fumée, remous, panique. Quand ils revinrent à eux ils comprirent ce qui était arrivé : Bill avait tiré une balle dans le plancher. Le cri jaillit comme d’une seule bouche :

- Vive Bill ! Vive notre martyr !

Il se nourrit de cette fièvre quasiment extatique, dans l’ivresse du succès, de la reconnaissance, de la célébration. Huit jours plus tard l’enthousiasme commença à baisser. Le garçon boulanger risqua quelques observations ironiques, jusqu’à quand cette comédie allait encore durer ?

- Bill nous fait marcher ! Tout cela était très beau mais Pairfax est toujours en vie et rien n’a encore changé.

Ça ne pouvait plus durer – un matin, dans une demi-ivresse, il se résolut.

Il était donc là maintenant.

Les données, il se les était procurées par téléphone, de la rédaction d’un journal, en se présentant comme un vieil abonné. Pairfax, le tyran, est donc célibataire – il vit sa vie privée dans une modeste discrétion, au bout de l’alignement des pavillons. À six heures il rentre chaque jour pour dîner, tout seul. Il renvoie généralement la voiture au début de l’allée, il préfère aller à pied entre les arbres, jusqu’à l’entrée de sa maison.

Bill était parti dès trois heures, à pied, il n’avait pas de quoi se payer le tram. Il dissimulait le revolver dans la poche de son pardessus élimé. Il n’était pas loin de cinq heures et demie, il était dans un état second, des cercles rouges vibraient devant ses yeux. Il frissonnait, il se sentait menacé par la fièvre. Cela faisait une bonne demi-heure qu’il ne pensait plus, le temps lui semblait suspendu, comme dans un rêve. Oui, c’était comme un rêve qu’il fallait rêver jusqu’au bout, auquel il s’était préparé jusqu’au moindre détail, il voyait ce qu’il allait faire, ses gestes, ses pas, son action, mais sans le vouloir : il pointerait l’arme assassine, il appuierait sur la détente, mais tout cela était la volonté d’autrui, une sorte de commande, il n’en serait que l’agent d’exécution, il ne serait donc pas responsable. Puis ce mauvais rêve serait passé, il se réveillerait et se reposerait… se reposer… dormir… heureux… sans rêve.

Des pas. Cette fois il ne s’est pas trompé.

Dans l’obscurité de plus en plus dense il reconnut aussitôt la silhouette voûtée du premier ministre, souvent représentée sur les photographies. Il faisait penser à un quelconque professeur du secondaire, un personnage pédant et triste. Il portait un manteau gris et un chapeau melon, des lunettes sur le nez. Il maniait pensivement sa canne à pommeau d’ivoire.

Bill resta un instant comme figé. Il s’étonna, ses membres lui désobéissaient – les gestes qui suivirent ne furent pas ceux que l’instant, la frayeur ordonnèrent. Car il n’ignorait pas qu’il devait fuir, sans réfléchir, jeter l’arme et courir, fuir de lui-même – mais ses jambes ne lui obéirent pas, elles l’attirèrent derrière une grille. Il resta là, il attendit et il tremblait – sa main sortit machinalement l’arme de sa poche et la dressa devant lui, à l’horizontale. Encore deux secondes – une éternité. Les pas s’approchèrent – il n’en était plus qu’à deux mètres. Il ne pouvait plus attendre. Il devait s’élancer sur la chaussée.

Quand Pairfax leva enfin son regard, à peine un demi-pas de distance le séparait du jeune homme. C’est son ombre qu’il aperçut. Il s’arrêta lui aussi.

Ils se tenaient face à face, tout près. Bill brandit le revolver vers la poitrine du vieil homme. Il le tenait le bras tendu, il détourna la tête sur le côté et ferma les yeux. Il appuya deux fois sur la détente.

Deux choses se produisirent.

Une première à l’intérieur – dans les nerfs de Bill : sa terreur se libéra, le figea. Il attendait un bruit pour ouvrir les yeux ; mais il n’y eut aucun bruit, les coups n’étaient pas partis. Au lieu de coups de feu, un son différent se fraya un chemin à travers le chaos – une voix humaine.

- Mais jeune homme…

Il ouvrit les yeux. Le premier ministre se tenait toujours au même endroit. Il ne laissa pas tomber ses lunettes, il les remonta plutôt sur son front. Il regardait Bill en clignant des yeux avec méfiance. Il le regardait lui et le revolver. Et le voilà qui parle ; il ne le saisit pas – il ne se jette pas sur lui – il se met à parler… D’une voix vieille, tremblante… Bill ne le comprend qu’à partir du quatrième mot.

- …Voyons… c’est quand même inouï… on me poursuit jusqu’ici… Écoutez, cela fait longtemps que je n’achète plus rien… on vous a mal informé.

Ensuite, vu que Bill, les yeux écarquillés, est incapable de proférer le moindre mot, une sorte de pitié semble colorer sa voix. Il pose sa main sur l’épaule du jeune homme – oui, il la pose sur son épaule.

- Puisque vous vous êtes donné tout ce mal pour venir si loin, venez, entrez, on verra.

Et maintenant commence quelque chose comme un rêve… Pairfax avance, Bill le suit mécaniquement. Grincements de portes, cliquetis de clés. Ils traversent un grand hall vieillot. Puis deux pièces… l’une est éclairée. Des fauteuils de velours, des tableaux à cadre doré sur les murs. Ils enfoncent dans d’épais tapis. Une troisième pièce. Les murs sont chargés de vieilles armures. Tout au long, des vitrines également remplies d’armes anciennes. Deux tables, au milieu de la pièce un canon médiéval.

Bill n’a pas tout à fait regagné ses esprits. Il ne revient à lui que quand il se rend compte que le revolver n’est plus dans sa main. Pairfax se tient près de la fenêtre, dans la lumière filtrée. Il est en train d’examiner le revolver de Bill, il ajuste une loupe devant un de ses yeux. Il murmure, il hoche la tête.

- Vous êtes de drôles de gens quand même. Vous vous imaginez que je vous achète n’importe quelle vieillerie, vous me prenez pour un vieux gâteux qui a la manie de collectionner les armes. C’est faux, mon jeune ami, je suis un expert, je connais mieux le métier que vous autres. Évidemment vous avez l’intention de me faire gober que ceci est une carabine Pitt du seizième siècle, parce qu’elle est munie d’une bride – ça, je vous l’accorde ! Il y en a tout au plus une dizaine dans toute l’Europe, ce serait une bonne affaire, mais je sais que c’est une imitation, fabriquée au mieux au siècle dernier.

Bill n’est pas en état de répondre, il est trop faible. Il tient à peine debout. Pairfax le balaie d’un regard scrutateur.

- Prenez place. Servez-vous un petit verre, tenez.

Il pose devant lui une carafe de liqueur. Il l’observe, la chose commence à l’intéresser, à l’amuser.

- Vous aimez ? Alors écoutez-moi. Moi je n’ai pas besoin de votre saloperie – mais puisque vous vous êtes donné tant de mal – sachez qu’avec moi on ne marchande pas.

Il le fixe sous ses lunettes. Voyant qu’il ne répond pas, il lui assène un coup.

- Écoutez, je vous l’achète pour cent livres : parole d’honneur, il ne les vaut pas. Mais pas un mot de plus – tenez, il est ici, si ça ne vous convient pas, vous l’emportez. Je ne peux pas vous consacrer plus de temps, ne m’en veuillez pas. Eh bien ?...

Bill reste là, anéanti. Pairfax lui tend le pistolet.

- Eh bien ?... Ça vous va comme ça ?...

Ses joues sont roses, ses yeux sont rieurs.

- Alors, vous voyez, vous m’avez compris… Tope-là !

Il tape franchement dans la main de l’autre. Le reste ne prendra que deux minutes.

Le vieux monsieur le pousse carrément vers la sortie – de peur qu’il ne change d’avis apparemment. Il lui fourre l’argent dans la poche, il l’accompagne jusqu’à la porte, il lui serre chaleureusement la main – il lui demande s’il a assez de lumière pour descendre l’escalier. Trente secondes plus tard la porte de fer se referme bruyamment dans son dos.

Il se trouvait dehors, dans l’obscurité de la rue – son chapeau dans une main, cent livres dans l’autre – une fortune pour toute une vie !

Il fit deux pas… il tituba… il s’arrêta…

Puis un cri jaillit de ses poumons – mi rire mi pleur – un son inarticulé. Il s’arrêta, se retourna. Une lumière jaune sortait par une fenêtre du bâtiment. La salle d’armes devait se trouver là.

Bill se prosterna en direction de la fenêtre, leva les bras en l’air, et là, seul dans la rue, sans se soucier qu’on puisse l’entendre, sur le ton qu’il connaissait des réunions électorales, de la gorge des orateurs en campagne, sur les estrades, il s’écria :

- Vive Pairfax… vive le premier ministre !

 

Pesti Napló, 5 novembre 1925.

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