Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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fliegende blätter[1]

(Complainte)

Fliegende_Blatter lur le champ de bataille de la halle aux bières de Leipzig recouverte de canettes vides, derrière son armée en fuite, Monsieur Mayer, abandonné et vaincu, peut enfin se laisser tomber sur son épée comme Justinien[2] et crier : « Tu as vaincu, Galiléen – tu as gagné, Gulbranson, T.T.Heine, Hasenclever, Georg Kaiser[3] - vous avez gagné, vous les istes et Baptistes, et les expressionnistes ! Tu peux basculer sur la tête, tu peux rester sur le flanc, toi monde ramolli et décrépi ; tu peux venir, lune carrée, rayon de soleil tordu, champ de tulipe, paradis vert lilas ; il est mort le grand Pan, Wilhelm Busch[4], créateur de Humoristische Hanschatz, de Max und Moritz, de Fromme Helene, de Pater Filucinus, de Herr Knopp, créateur de ce style qui pendant un demi-siècle a marqué de son empreinte les articles populaires de l’humeur allemande et de l’humour allemand, dont la revue humoristique répandue dans le monde entier Fliegende Blätter paraissant à Leipzig était l’organe le plus expressif.

Le dernier numéro de "Fliegende Blätter" a paru sous une forme renouvelée, dans un costume moderne, enrichi de dessins et de décorations rajeunis, annonçant en vers sur la une qu’il creuse un nouveau sillon, qu’il veut marcher au pas des tendances de son temps, qu’il veut être un combattant des arts nouveaux, un pionnier de l’écrit et de l’image, le porte-drapeau du progrès et vaincre des sommets inconnus de l’évolution ; bref il cesse d’être l’ancien "Fliegende Blätter".

Les guerres et les révolutions n’ont pas nui au vieux titan. C’est maintenant qu’il est mort, soudain, avant son temps et après son temps. Et maintenant qu’il disparaît de nos yeux tel une mode vestimentaire ou un bâtiment séculaire que l’on démolit, nous découvrons soudainement à quel point c’était un monde solitaire et un monde à part, et à quel point il était plus "original" que la perception artistique qui fonde tout sur "l’original" et sur "l’individuel" à cause de laquelle il devait mourir. Nous avons feuilleté le nouveau numéro : s’alignent dedans des petits dessins, des comptines ou des poèmes plus ou moins réussis ; laissant l’impression globale d’être gris, sans intérêt, ennuyeux, puisqu’il existe tant de journaux humoristiques de ce genre ; ils sont tous pareils à Paris, à Londres et à New York, simples miroirs et reflets d’une "personnalité" cosmopolite. Le "nouveau sillon" qu’ils promettent n’est nouveau que dans la mesure où il est récent : au demeurant il est passablement piétiné car il est fréquenté par plus de monde que la plupart des sentiers sous les jardins dans lesquels l’orgueilleux châtelain, le conservatisme imprégnant le château, se promène doucement, en prenant garde à l’herbe et aux fleurs. Et même l’intention la plus progressiste, l’imagination la plus révolutionnaire, s’en soucie et demande : n’est-ce pas dommage ?

Les traditions anciennes, les vieilles coutumes et cultures étaient tout de même davantage que désuétude inerte. Dans le monde bâti sur cette tradition il existe un groupe d’objets inutiles que non seulement nous ne détruisons pas, nous n’écartons pas, mais plutôt nous distinguons et vénérons. Le collectionneur les nomme antiquités, le principe marchand nomme pretium affectionis[5] cette valeur ajoutée qu’ils représentent. Un mousqueton rouillé, inutilisable, du dix-septième siècle est un trésor plus grand, même pour un chasseur que son Lancaster dernier cri à canon rayé ; personne ne songerait à n’attribuer aux monnaies anciennes des empereurs romains que leur valeur en or. Mais, est-ce que la rareté, la bizarrerie, la magie du souvenir en soi expliquent suffisamment le culte des objets anciens ? Guère. Un morceau de chiffon conservé dans le formol à travers les siècles ne susciterait pas un tel respect, même s’il était unique au monde. Observez le collectionneur amateur faisant visiter et vantant ses raretés : le contenu le plus important des louanges, accompagnées d’un soupir de résignation, va immanquablement être : « Eh, dans ce temps-là on fabriquait des objets solides ; ceux-là prenaient leur métier au sérieux ; ce n’était pas fait pour un jour ; observez les détails, les finitions ! » La valeur des antiquités ne réside nullement dans la rareté et les bizarreries ; nous les respectons et les vénérons parce qu’elles ont survécu à leur temps et par là même elles ont prouvé leur excellence, leur santé, leur perfection, leur vocation supérieure à celle des autres objets contemporains médiocres, tombés en poussière.

L’œuvre de Wilhelm Busch est l’humeur allemande robuste, le comique, de nos jours devenu comique, de Fliegende Blätter de "Kindermund", de "Verplanscht", de "Abgeblitzt" et de "Vexierbild"[6] a fait la preuve de sa droiture et de son honnêteté : il est mort en héros, il a fallu l’abattre parce qu’il était encore trop vigoureux. Elle n’est pas si risible que ça, la blague que j’ai entendue l’autre jour sur un soldat allemand qui se tient, attristé, devant les ruines d’une halle aux bières écroulée dans la guerre et, citant amèrement les accusations françaises, s’écrie : « Und wir sind Barbaren ![7] »

 

Pesti Napló, le 14 mars1924.

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[1] Journal satirique allemand (Feuille volante)

[2] Empereur byzantin au Vie siècle.

[3] Trygve Gulbranson (1894-1962). Poète norvégien – Thomas Theodor Heine(1867-1948). Peinte satirique – Walter Hasenclever (1890-1940). Écrivain, porte-parole de l’expressionnisme – Georg Kaiser (1878-1945). Écrivain allemand.

[4] Wilhelm Busch (1832-1908). Dessinateur et poète allemand.

[5] Prix affectif.

[6] Revues humoristiques

[7] Et c’est nous les barbares !