Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
s’il vous plaÎt
’il
vous plaît, dit d’un trait l’Homme Ivre, moi je n’ai rien à perdre, Monsieur le
rédacteur, je dis la vérité d’un trait, parce que je suis la voix, la vérité et
la vie, s’il vous plaît, ce n’est pas pour ça, excusez-moi, ce n’est pas pour
ça – mais c’est parce que, permettez, je suis si odieusement soûl que moi tout
m’est égal, permettez, serviteur, je ne suis pas triste, je rigole, vous voyez
que je rigole, avec mes lèvres de fraises je rigole le printemps comme dit le
poète – bref, s’il vous plaît, serviteur, voudriez-vous me dire pourquoi je
suis si odieusement soûl ? Je vais vous le dire, moi – c’est parce
qu’aujourd’hui c’est dimanche et le dimanche il n’y a pas d’alcool, tout alcool
est prohibé, serviteur, dites-le moi – le dimanche l’alcool est prohibé, nulle
part on ne débite de l’alcool parce que c’est la loi – et alors, si c’est la
loi, je suis soûl, serviteur, parce que l’alcool est prohibé, vous voyez. Mais
pas comme ça, je n’ai pas enfreint la loi, serviteur, mais je vous explique,
hier soir c’était samedi soir, n’est-ce pas ?... Alors on sait que le
lendemain c’est dimanche, vous vous rendez compte, on ne peut nulle part
trouver de l’alcool, alors on boit un peu plus, ha, ha, ha, serviteur, un peu
plus que d’ordinaire, pour garder un peu d’effet aussi pour dimanche, n’est-ce
pas – on en rapporte aussi un peu à la maison parce que le lendemain on ne
trouverait rien, serviteur – il en résulte, n’est-ce pas, que le dimanche on
est toujours si odieusement soûl, à cause de la prohibition de l’alcool,
n’est-ce pas. Serviteur, je dis la vérité, c’est comme ça, c’est seulement à
cause de la prohibition de l’alcool que je suis devenu un ivrogne du dimanche –
jusque-là j’étais un homme sobre, avant d’aller en Amérique où la prohibition
d’alcool dure toute la semaine, vous vous rendez compte – c’est là que j’ai
commencé à boire, serviteur, parce que c’était interdit, on n’en trouvait nulle
part, alors on veille à se pourvoir de ce genre de produit de contrebande, car
depuis que l’alcool est prohibé, on en cache partout où il n’y en a jamais eu
auparavant – dans les pieds de table, vous vous rendez compte, les cannes de
parapluie, le phonographe, les semelles de chaussures, des socquettes
élastiques, les bénitiers. C’est donc là que je suis devenu un ivrogne, vous
vous rendez compte, j’aurais pu m’esquinter complètement, c’est pourquoi je
suis revenu au pays, pour redevenir sobre – là-dessus c’est ici aussi qu’on
prohibe l’alcool, le dimanche ! Alors, serviteur, c’est comme – vous vous
rappelez, n’est-ce pas, dans cette bonne ville de Pest il y a eu naguère un
arrêté sur l’eau, qui disait qu’il fallait économiser l’eau, par conséquent on
nous fermait l’eau de huit heures du soir jusqu’à huit heures du matin – il en
est résulté, n’est-ce pas, qu’avant huit heures du soir tout ce qu’il y avait
de récipient dans la maison, les gens les remplissaient d’eau, n’est-ce pas, la
baignoire et la cuvette et l’auge et les vases et tout, pour avoir de l’eau
pour laver, se laver et boire – le dixième de cette eau aurait suffi, vous vous
rendez compte, serviteur, le matin on balançait tout – vous vous rendez compte,
j’ai consulté les statistiques, il n’y a jamais eu autant d’eau gaspillée qu’en
ce temps-là, vous vous rendez compte, parce qu’il y avait prohibition d’eau.
Mais moi je rigole, s’il vous plaît, qu’est-ce qui pourrait m’arriver, je suis
soûl, serviteur, je vois la vérité que je ne voyais jamais quand j’étais sobre
– que tout le problème vient de ce qu’il est interdit de causer des problèmes –
comment aurais-je pu comprendre ça quand j’étais sobre, dites-le-moi. Parce que
tant qu’on ne sait pas ce qui n’est pas permis, on n’y penserait pas n’est-ce
pas – c’est seulement parce qu’on l’a su, qu’on aimerait le faire – écoutez, je
pourrais rester assis dans ma chambre toute une semaine, mais si on me ferme la
porte, écoutez, je ne supporte pas cinq minutes, je cogne la porte, je cogne la
fenêtre, n’est-ce pas. Parce que nous y serions encore dans le jardin d’Eden si
le bon Dieu n’avait pas eu l’idée de parler de ces deux pommiers, d’en
interdire les fruits – il y avait tant d’arbres dans ce jardin, Adam n’aurait
jamais eu l’idée, vous êtes d’accord, n’est-ce pas, ni cette Ève, de cueillir
un fruit justement sur cet arbre – mais c’était obligé, parce qu’on lui avait
dit que c’était interdit, pourtant personne n’avait demandé si c’était permis.
Alors le mal était fait, depuis on cultive tous des arbres à partir des pépins
de ces deux arbres-là, n’est-ce pas, dont il était interdit de cueillir les
fruits – c’est seulement parce que ça me plaît comme ça, je rigole le printemps
avec mes lèvres de fraise, comme le dit le poète et je vous dis, Monsieur le
rédacteur, que ce n’est pas mon intérêt, s’il vous plaît.
Magyarország, 29 novembre 1925.