Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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On progresse ![1]

On progresse luste une petite donnée – une donnée neutre. Le misanthrope pessimiste hausse les épaules et la juge peut-être un petit rien insignifiant en regard de désastres plus importants. Moi en revanche, en feuilletant le livre de l’ignominie et de la honte, en observant les dix dernières années, je souhaiterais avancer une modeste petite thèse à l’attention de l’avenir ! Un point négatif encourageant et consolateur parmi l’amoncellement de choses positives accablantes et affligeantes, prouvant l’absence de perspective de l’évolution morale de notre genre humain.

Nous n’avons tout de même pas mangé d’homme.

Le verre de la méchanceté et de la cruauté est plein à ras bord - les supplices de l’inquisition, l’enfer de Dante et cet autre enfer sanglant que nous avons pu entrevoir à travers les circonvolutions du cerveau obscur du marquis de Sade, les rêves les plus enivrants du plaisir de la torture, sont devenus réalité. Nous avons assassiné en gros et en détail – des milliers d’hommes se sont noyés dans l’eau des mers, des milliers dans l’air empoisonné. Des femmes et des enfants ont été battus à mort, des vieillards pendus, on a ouvert le ventre de femmes enceintes, tranché les oreilles et le nez de faibles sans défenses. Les esquisses de Goya[2] sur le petit catéchisme des horreurs sont devenues d’innocentes illustrations au regard des photographies de la presse. En lisant l’histoire des atrocités, en lisant les mémoires des misérables vivant dans des grottes ou sous la terre où ils avaient froid faim et soif dans la saleté et la puanteur des cadavres – ils sont tombés comme des mouches de soif et de froid – je n’ai pas encore entendu de cas où ils se seraient mangés, si le mauvais sort avait fait qu’il n’y avait rien d’autre à manger.

Soyons justes et constatons-le : on décèle tout de même la minuscule trace d’une évolution. En six mille ou dix mille ans notre espèce arrive à progresser autant qu’un homme peut progresser en six ou dix jours sous réserve que la connaissance et la compréhension le saisissent par la main et le guident. Car il est certain que l’instinct de l’anthropophagie a existé dans la gamme des brillants instincts de l’espèce la plus noble – d’ailleurs en Nouvelle Zélande le mollet du prochain constitue toujours un dessert apprécié. Mais en Europe où pourtant nous sommes tombés plus bas qu’en Australie – en Europe en aucune circonstance on ne mange plus d’homme : cela devait être constaté. Même si cela apparaît comme dérisoire – parce que si je le compare à l’acte d’arracher les yeux de mon prochain, ou lui couper les mains, ou lui trancher le nez avec mes dents, avaler le morceau que je viens de trancher ne serait pas tellement plus grave du point de vue du grand Principe – savoir que l’homme européen préfère mourir de faim plutôt que manger de la chair humaine a tout de même une certaine importance.

Il y a donc de l’espoir, nous avons les preuves, bien pâles néanmoins, que des instincts meurent, disparaissent à jamais. Il n’est pas vrai que nos tares originelles qui dénient tout espoir à l’avenir sommeillent en nous dans une longue latence et à la première occasion exploseraient. En Europe on ne mange plus d’homme. Ô, pessimistes, qui claironnez que l’homme ne s’amende pas, que la guerre et la tuerie sont une loi éternelle, le cours normal du monde à l’instar de la naissance et de la mort.

Je sais bien ce que vous répondez. Ce n’est pas un sentiment moral, un impératif de quelqu’un qui retient l’assassin de manger de la chair humaine, mais c’est tout simplement le dégoût, un refus physiologique de l’organisme dont les nerfs n’acceptent plus cette offre. Cela n’est pas faux – mais qui vous a dit qu’un sentiment moral est substantiellement différent de ce que représente un système nerveux plus raffiné, un goût plus choisi ? Nous mourons plutôt d’inanition que de manger de la chair humaine car elle nous répugne – croyez-moi, cela ne dit pas moins que l’ordre de la religion. Un jour nous comprendrons que beau et bien représentent une et même chose. Le temps viendra où morale et esthétique ne seront pas deux sciences distinctes, où nous comprendrons pourquoi nous avons sacrifié une vie laide et imparfaite contre une vie belle et parfaite, et pourquoi nous aurons sacrifié tout cela pour ce qui rend la vie belle et heureuse. Alors nous ne tuerons plus d’hommes comme aujourd’hui nous ne le mangeons plus – tout simplement parce que notre système nerveux sera plus raffiné, parce que nous trouverons laid et répugnant le sang qui se déverse, les poumons qui râlent, les viscères qui se répandent – et dans notre cerveau et notre imagination nous trouverons laid et insupportable l’idée et le sentiment que l’homme qui souffre est un de mes semblables.

Et vous, hédonistes, épicuriens, dilettantes titanesques, Wilde et D’Annunzio, qui ne voulez pas voir effacée la couleur pourpre du sang versé de la palette des couleurs et des joies – n’ayez aucune crainte, ne craignez pas le vice. Les vices existent, ô oui, ils continueront d’exister, ne craignez rien – il y en aura plus encore – mais que viennent, à la place des méfaits laids et brutaux, de beaux méfaits, riches et enivrants. Ne savez-vous pas qu’il existe des personnes qui tirent plaisir de la souffrance – le temps viendra où l’adepte des supplices rencontrera l’adepte des vices et ils s’entendront : il y aura alors beauté et harmonie là où aujourd’hui il y a laideur indigne et disharmonie.

 

Pesti Napló, le 21 mai 1924.

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[1] Cette nouvelle a aussi paru quasiment à l’identique dans le recueil « Qui m’a interrogé ?... », sous le titre "Nous n’avons quand même pas mangé d’homme".

[2] "Les désastres de la guerre".