Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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rencontre de minuit[1]

Je passe à côté de lui, et il passe à côté de moi. Il fait nuit, les rues sont désertes, autour de nous l’obscurité et l’humidité couvent sournoisement sous les porches fermés.

Je sens qu’il veut m’aborder, il hésite, s’arrête, réfléchit, pèse le pour et le contre.

Je ralentis le pas, dans la poche de mon pardessus j’enfle mon poing comme si je serrais un revolver alors que je ne suis pas armé – s’il m’aborde d’une voix rauque, peureux, tremblant d’avance de ce qu’il va faire – je ne pourrai pointer sur lui que des mots – une triste arme qui a deux bouts.

Dans ma tête je formule déjà à l’avance ce que je lui dirai.

Ne m’aborde pas, camarade, passons paisiblement l’un à côté de l’autre, à quoi ça servirait ? Je sais bien ce que tu penses : l’image de ce monde bizarre, confus, tourbillonne en toi, monde dans lequel loi et ordre n’existent pas encore – les anciens se sont écroulés et les nouveaux ne sont pas encore nés. Tu es tiraillé malignement de gauche et de droite par des mots, des cris, des journaux, des affiches ; ils te claironnent une centaine de morales différentes, alors que la seule chose que tu saches est que la vie continue, cœur et poumon et estomac ne connaissent pas d’interrègne – tu es homme et animal quel que soit le nom, état réactionnaire ou révolutionnaire, que l’on donne au fossé qui fourre en toi le désir avide et éternel de tout posséder et de tout voir périr autour de toi.

Tout ce que tu sais est que quelque chose ne tourne pas rond, que dans cette eau trouble des poissons tanguent en titubant sous ton nez, que quelque chose s’est étendu et s’est relâché autour de toi et que ton instinct archaïque refoulé aimerait enfin s’étirer. Ton désir de m’assommer et de prendre mon argent n’est pas nouveau, seule la possibilité de succomber à ce désir est nouvelle.

Et pourtant je te dis : écoute, camarade ; nous n’en sommes plus là, tous les deux.

Avoue-le, tu as autant peur de moi que moi de toi – je le vois à ta figure, aux convulsions hésitantes de tes épaules.

Tu as passé dix ans dans l’enfer de la fureur, de la violence et des meurtres – tu as parcouru la moitié de l’Europe, tu as décimé une dizaine de peuples et as été menacé de mort par d’autres peuples – tu as tenu bon dans le feu et dans le vacarme des hurlements : mais tu n’as jamais eu affaire à un homme comme à moi maintenant – tu n’as croisé que des foules.

Tu n’étais menacé que par des canons, des bouches à feu incandescentes, par des forces élémentaires, de loin, telles la foudre. Tu es devenu plus courageux face au canon et au fusil et aux gaz meurtriers – mais tu n’es pas devenu plus courageux face à un homme aux mains nues, sans arme – tu en as tout aussi peur qu’auparavant – et même davantage, car tu as pu le connaître et apprendre que réside en lui la même chose qu’en toi.

Laissons tout cela, camarade, nous n’en sommes plus là tous les deux.

Quatre ou cinq siècles auparavant, dans une rue italienne ensoleillée, ou dans le monde païen de Shakespeare, un petit pugilat allègre entre nous aurait à la rigueur été à sa place, je ne dis pas le contraire. Aucun état ni aucune société ne se préoccupaient pour nous, ils avaient autre chose à faire – mais nous savions au moins à quoi nous en tenir : s’ils ne me défendent pas de toi, mais toi aussi de moi – que peut-il arriver ? Épée, hors du fourreau ! – Il n’y a aucune différence de force importante entre nous, comme il en existe maintenant entre l’État et l’individu – il n’y a donc pas lieu d’hésiter et pas de raison d’avoir peur, frappons-nous gaiement et énergiquement.

Mais cette enfance heureuse est du passé pour toi comme pour moi, camarade – laissons cela, nous n’en sommes plus là tous les deux. Qu’État et société continuent de se tourmenter : comment régler notre affaire pénible – désignons-les, nous deux, d’une joie maligne, qu’ils s’embourbent à notre place dans ce problème incessant et insoluble dans lequel ils se débattent depuis plusieurs centaines d’années, sans résultat.

L’État et la société n’ont pas pu avancer, ils se sont bloqués, embourbés, et depuis ils tournent en rond – mais nous deux, qui depuis avons d’autres choses à faire, séparons-nous en paix et poursuivons chacun notre chemin, chacun de son côté. .

 

Pesti Napló, le 1er juin 1924.

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[1] Nouvelle également publiée dans la presse en 1919