Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

Notre humour

notre humour l ne grande firme cinématographique a fait paraître une annonce en vue de chercher des thèmes et des acteurs pour des films humoristiques. Ils m’ont confié la tâche d’auditionner les candidats.

Un écrivain s’est présenté en premier. Le visage rayonnant il m’a rapporté son sujet tout en m’assurant qu’il aura un grand succès parce qu’il connaît bien le public. Il s’agirait d’un mari nommé Guttmann que sa femme trompe avec n’importe qui. Le prétendant du moment attire le mari chez lui, l’introduit dans la salle de bains où il tombe dans la baignoire. Cela laisse le temps à la femme et à l’amant de tromper le mari. Le mari se met à pleurer de chagrin, ses larmes inondent l’étage inférieur, où les gens appellent les pompiers, qui puniront le mari d’une bastonnade. Ce dernier en perdra la raison, se croira être un colibri et ne cessera pas de pépier. On lui enfile la camisole de force, on l’emmène à l’asile de fous, on l’enferme dans une cage et on l’arrose abondamment d’eau pour le refroidir.

Le thème du deuxième écrivain est plus intéressant. Il y est question d’un provincial qui monte à Budapest dans l’idée d’y fonder un sanatorium. Mais le cocher se trompe et l’emmène au cabaret, en prétendant que c’est le ministère de l’intérieur. Le naïf provincial fera l’objet de toutes sortes de blagues et de farces de la clientèle et des dames de la scène, ils le font boire, ils lui prennent son argent, ils construisent une cabane avec les cadavres de bouteilles de champagne, en affirmant au dindon que c’est son hôpital. À la fin ils le fichent dehors et l’envoient chercher la clé du champ de tir.

Le héros du troisième écrivain serait un poète dont la poésie chante la liberté ; or la rédaction lui fait épouser une vieille cocotte qui portera la culotte dans le ménage.

Le quatrième écrivain, un jeune homme brun nommé Goldberger, relate son sujet avec force gestes. Il s’agirait d’une famille juive de Pest, ils pourraient s’appeler Goldberger pour faire drôle, et souhaiteraient vivement se convertir pour en imposer dans le quartier de Lipótváros. À cette fin ils invitent un prêtre catholique qui veut bien les baptiser moyennant beaucoup d’argent. Ils sont très heureux et croient déjà presque ne plus être des Juifs, alors qu’il s’avère que le prêtre était en réalité un rabbin déguisé, qu’il les a baptisés en hébreux. Les pauvres Goldberger seront chassés de partout comme les Juifs ordinaires. Le jeune Goldberger m’explique, heureux, que tout Budapest rigolera de cette pièce que, il me l’avoue entre nous, il a écrit sur son père ; les Juifs rigoleront parce qu’ils n’oseront pas ne pas rigoler, et les Chrétiens trouveront les Juifs ridicules.

Après cet entretien j’ai donné l’ordre de ne plus m’adresser d’écrivains, je recevrai les comédiens.

Et il en vint : un petit homme ridé au nez effroyable, qui m’a expliqué qu’il avait eu un cancer aux narines. Il avait été opéré et c’est depuis qu’il était décoré d’un tel nez carré. Il affirmait que le public se tordra de rire devant son attribut nasal s’il joue par exemple le jeune premier dans un film.

Le suivant à se présenter était un boiteux à la poitrine creuse qui affirmait exercer depuis quatre ans dans une boîte de nuit ; on augmentait constamment son cachet, vu que le public l’affectionnait pour sa claudication que personne n’arrivait à imiter. Si je lui montre un acteur capable d’aussi bien boiter que lui, alors il mange son chapeau, un plat peu ragoûtant, parce qu’il est vieux et crasseux. Compte tenu de toutes ces données il exigeait des honoraires élevés.

Ce comédien n’avait même pas encore quitté mon bureau lorsqu’un autre a forcé la porte en se frappant orgueilleusement le torse et affirmant qu’il n’est pas nécessaire de l’annoncer quand il se présente quelque part. Il pointa son index sur ses yeux goitreux et demanda victorieusement :

- Savez-vous, Monsieur, ce que c’est ? Personne au monde n’a des yeux aussi exorbités, ce sont les médecins qui le disent. Et maintenant regardez-moi ! Si je me tourne de profil, j’ai vraiment la tête d’un gorille. Tout le monde le dit, un authentique gorille !

L’autre comédien a ricané nerveusement, puis il s’est écrié :

- C’est de ça que vous vous vantez ? Vous prétendez que votre figure est comique ? Regardez plutôt la mienne !

Il se débarrassa de sa veste pour montrer ses côtes dont cinq manquaient. Le basedowien se fâcha et désigna ses pieds.

- Monsieur, avez-vous déjà vu des orteils aussi longs ? Comptez-les : il y en a six à chaque pied. C’est ça que cet autre devrait faire après moi s’il a une âme comique comme il le prétend.

Le boiteux esquissa un sourire méprisant.

- Bon, regardez mon dos !

Ils retirèrent leurs habits les uns après les autres, des membres horribles se firent connaître, les comédiens se surpassèrent en vociférations, le portier finit par entrer, suivi d’une armée de candidats comiques qui criaient tous, l’un avait des dents poussant de travers, l’autre un seul œil, le troisième les oreilles raccordées par-derrière. Ils commencèrent tous à se déshabiller, le monde se mit à tourner avec moi, j’ai perdu connaissance. La dernière vision qui m’est restée, c’était d’assister à une pièce qui parlait de moi et qui portait comme titre : « Entrepreneur pâmé de dégoût, comique hors pair, sur mille mètres », et dans laquelle mon personnage était joué par le type basedowien. Immense succès, rires tonitruants, applaudissements frénétiques du public de Budapest.

 

Tolnai Világlapja 7 juillet 1926

Article suivant paru dans Tolnai Világlapja