Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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DOCTEUR ERREUR

Allô ! J’écoute.

- Qui est à l’appareil ?

- József tant et tant.

- C’est une erreur.

- Merci.

Et las, je raccroche le combiné.

- Qui c’était, mon ami ?

- Docteur Erreur.

- Encore lui… C’est la quatrième fois depuis ce matin.

Quatrième et cinquième – il appelle au moins dix fois chaque jour. C’est mon ami le plus assidu, le plus attentif, celui qui pense à moi le plus souvent, avec un intérêt chaleureux. S’il n’existait pas, le micro du combiné se couvrirait peut-être de moisissure et une araignée logerait dans le haut-parleur.

Sa voix est excitée et pressante. Une voix d’homme grave, sensible. Il en émane une sorte de confiance cordiale, que tout s’arrangera bientôt, tout sera réglé, il apprendra ce qu’il voulait savoir, il pourra enfin communiquer ce qu’il avait du mal à garder pour lui, nous allons enfin aller au bout de problèmes brûlants, trépidants, pénibles.

- Qui est à l’appareil ?

Il pose cette question avec tant d’autorité, une telle force, tant de foi. J’aimerais vraiment savoir avec qui il souhaiterait parler. J’aimerais être celui dont il a besoin. J’assumerais volontiers ce rôle, je ferais ce qu’il me demanderait. Mais je ne saurai jamais qui il cherche en réalité. Pourquoi ce n’est pas moi, une fois, une seule petite fois ?

- József tant et tant.

- C’est une erreur.

À quoi peut-il ressembler, cet homme ? J’ai souvent essayé de l’imaginer. – Il est grand, le dos légèrement voûté, les yeux hagards et fouineurs fixés devant lui. Il se trompe constamment, il ne trouve jamais ce à quoi il aspire – il ouvre les portes de chambres vides, il décachette des enveloppes dans lesquelles il n’y a pas de lettre. Il se trompe tout le temps – et si je pense que l’erreur est humaine, il est l’homme le plus humain du monde.

Si au moins il ne raccrochait pas le téléphone si vite ! J’aimerais tant le garder plus longtemps en ligne, le supplier de ne pas cesser la conversation.

- Cher, très cher Docteur Erreur, lui dirais-je, ne vous hâtez pas tant pour l’amour du ciel ! Bon, d’accord, supposons que ce ne soit pas à moi que vous vouliez parler, mais êtes-vous sûr que vous auriez gagné au change à parler à celui que vous cherchiez plutôt qu’à moi ? Votre voix dévoile que vous n’êtes pas heureux, la vie ne vous a pas donné ce qu’elle promettait, pourtant vous avez tout fait : vous avez étudié, travaillé, vous vous êtes démené sans vous ménager, vous avez contacté X et Y, vous avez appelé untel et untel, vous avez organisé, arrangé avec eux ce que vous pensiez devoir faire. Et pourtant vous n’avez jamais été heureux, vous n’avez jamais aperçu l’oiseau bleu[1]. Auriez-vous suivi une route erronée ? Vous sembliez être sûr d’avoir besoin précisément du 128-32 ou de József 48-96, de cela et de rien d’autre, et si c’est un autre qui répond, c’est une erreur ! Et si l’erreur était chez celui que vous vouliez appeler ? Si l’erreur était chez vous, de vouloir appeler un autre et pas moi ? Pourquoi ne croyez-vous pas aux miracles ? Pourquoi manquez-vous d’imagination ? Pourquoi n’avez-vous pas le courage de croire et d’espérer que le miracle a eu lieu, que le central, par erreur, vous a relié au bureau de l’au-delà où on vous connaît et on vous observe, depuis des milliers d’années, depuis avant votre naissance ? Où on connaît votre destin, ce que vous ignorez, où on connaît l’unique homme qui devrait être votre interlocuteur pour vous rendre heureux et satisfait, et on vous met directement en relation avec lui : voici, il est ici, parle-lui, demande-lui ce que tu dois faire ! Alors que vous manquez cette unique occasion et vous dites d’une voix glaciale : c’est une erreur !

Reniez pour une fois votre malheureux nom, et dites simplement : c’est moi. Voyez-vous, moi qui crois au miracle chaque fois que le téléphone retentit, je m’en approche le cœur palpitant, et je n’attends personne de mes connaissances – je n’attends rien que l’on pourrait attendre ou croire ou supposer – je n’attends pas, j’espère seulement. Chaque fois de nouveau, toujours plus obstiné : ça y est, cette fois c’est lui qui est à l’autre bout. Le messager céleste, la bonne nouvelle, l’annonce du miracle, le bonheur dans la voix : Allô ! C’est toi ? Je suis heureux de te trouver chez toi ! Je t’annonce que c’est là, ce que tu attendais toute ta vie, c’est alloué, c’est emballé, je viens de te le poster, encore une demi-heure et tu recevras le bonheur qui t’est dû et que je n’ai pas pu te transmettre pendant trente-trois ans, parce que tu n’étais jamais près du téléphone. Quel bonheur de pouvoir m’en décharger enfin – cela fait trente-trois ans que je le trimballe !

Docteur Erreur, mon unique ami, mon meilleur et unique compagnon auquel je crois et que j’aime : qui croit en moi et qui me veut du bien, parce que nous ne nous connaissons pas encore.

 

 

Új id­ők, 22 mai 1927

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[1] Référence à Maeterlinck.