Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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tarzan

Il a enfourché un  vélo, il fait du patin à roulettes.

Il se met à table, il mange, il s’allume une cigarette. Il se déshabille, il va au lit.

Tarzan, le singe acrobate.

Chaque soir il refait sa production. La musique retentit, toujours la même. Le public est étonné, ébahi, il éclate en un tonnerre d’applaudissements. Monsieur le docteur Kling se prosterne.

À l’issue de la représentation, je me rends à la "loge" de Tarzan. Lulu (c’est son nom vulgaire, "Tarzan" n’est que son "pseudonyme d’artiste") s’est déjà déshabillé. Il est maintenant accroupi sur une chaise, il se cramponne avec trois mains, il me tend tièdement la quatrième.

Je la secoue virilement. Un peu d’intérêt s’éveille dans ses yeux fatigués, inexpressifs. Il se tourne vers moi, il pose sa main sur mon épaule, il se soulève légèrement, il me regarde en clignant des yeux.

Nous nous fixons dans le blanc des yeux, le singe et moi.

Je tente de parler, je bégaie. Je ne sais pas par quoi commencer. Devrais-je siffler comme on le fait aux chiens ? Non, ce ne serait pas convenable – mais va-t-il comprendre si je lui adresse des mots ?

- Lulu… Salut, Lulu…

Peut-être ça…

Il ne répond pas. Il me regarde avec des yeux scrutateurs, mais il renonce d’un geste, fatigué. Il essaye de dévisser le bouton de mon col.

Dans ma gêne je m’adresse à Monsieur Kling – il me fait des réponses mécaniques. Lulu a été attrapé en Afrique du Sud, ses parents sont inconnus. Il a huit ans. Il n’aime pas le feu, il ne fume que sur la scène. Il a mis deux ans pour apprendre les tours de sa production. L’étape suivante de sa tournée les conduira à Karlsbad. C’est tout.

Lulu n’écoute même pas, ça l’ennuie. Ses mains intelligentes ont fini par dénouer ma cravate, maintenant il grince des dents parce que le bouton refuse de lâcher. J’éloigne  tendrement sa main, je renoue ma cravate. En même temps je me racle la gorge, confus, car je sens que j’ai dangereusement vidé le sac de mes dires, questions et observations, en réalité je devrais partir – pourtant je ne suis ici que depuis trois minutes et c’est la première fois de ma vie que je me trouve face à un singe apprivoisé, l’animal le plus problématique du monde, la cause incarnée de tant de questionnements pénibles, tant de disputes et de débats, la vivante pierre d’achoppement, l’axe et l’essence de deux possibles visions du monde.

Je devrais tout de même faire, dire, penser quelque chose.

Lulu… S’il te plaît… essaye de m’écouter, si tu peux. Moi… euh… je sais bien… je sens bien qu’il faudrait…

Je sens bien que je ne peux pas tourner casaque tant que tu me  fixes. Je suis à la fois subjugué et hypnotisé par une sorte de courtoisie gauche et timide. Je me sens à peu près comme un gentleman pur et honnête confronté à un parent dégénéré, appauvri, demeuré. Tourner le dos comme s’il ne me voyait pas, ne pas lui rendre son salut parce que l’autre est arriéré ou a mal tourné, serait immoral, écœurant, déplacé… ce pauvre parent… il n’a pas un sou… d’un autre côté, se lier avec lui… serait très gênant… à cause des gens… : il n’aurait pas dû enquêter, ce journaliste désagréable, ce plumitif fouilleur des affaires privées des familles, rien que pour me compromettre, moi et les autres cousins établis… il n’aurait pas dû révéler… certaines choses… qui sont indéniables… c’est tout de même gênant.

Tu sais, tu comprends… c’est pas pour ça… personne ne nous regarde ?... Tu peux me tutoyer si tu veux… bien sûr, je le sais, c’est indéniable… hum, hum. Évidemment, ces mains… cette poitrine… ce regard… et surtout les gestes – oui – mais pourquoi donc ne t’es-tu pas soigné un peu pour qu’on n’ait pas à se sentir gêné pour toi ? Dis, as-tu lu le truc de Dayton[1] ? Non, évidemment, tu ne sais pas lire. Écoute, à mon sens… euh… ce jugement n’est absolument pas correct… je suis un homme éclairé après tout… j’ai mille fois prouvé mes sentiments démocratiques… et naturellement je suis indigné qu’au vingtième siècle… Néanmoins quand nous nous trouvons face à face toi et moi, je dois avouer que je lui donne un tout petit peu raison, je peux le comprendre, ce Bryan. Même si en secret il croit Darwin – il ne va pas l’avouer ouvertement, surtout pas !

Pourquoi non, demandes-tu, puisqu’il est contraint de partir ? Hum… vois-tu, comment te le dire, regarde-toi dans la glace ! Ou ne te regarde pas – je te pose la question : dis-moi, pourquoi es-tu si horriblement laid ? Il existe tant d’animaux par le monde, de beaux chevaux, de magnifiques paons éblouissants de splendeur, des perroquets, des chevreuils élancés, des albatros planants, des papillons envoûtants… les uns plus beaux que les autres… alors pourquoi faut-il que justement mon… que notre… euh… que l’ancêtre… soit le plus affreux de tous ? Crois-moi, si Darwin avait trouvé le guépard ou le lion à ta place, il n’y aurait pas eu tant de querelles, tant de bagarres, on s’y serait fait plus facilement. Que veux-tu dire ? Que… euh… la ressemblance…

Ben justement, c’est là que le bât blesse ! Pourquoi faut-il que l’homme, l’être le plus parfait, si parfait qu’il n’est même plus un animal, ressemble justement au plus horrible de tous les animaux ?... Et si pour notre malheur c’est le cas, pourquoi n’as-tu pas eu le bon goût de… euh… de disparaître en douce, discrètement… après avoir rempli ta mission… d’être le cousin ancestral de l’homme. Pourquoi fallait-il que tu restes ici, pour nous faire peur, pour mémoire – je vais dire le fond de ma pensée : pour nous compromettre ?

Nous aurions gardé ton souvenir avec gratitude, nous t’aurions dépeint à nos petits enfants comme un être d’une beauté angélique – à condition que tu aies eu le bon goût, la noblesse de dégager à temps, de périr, comprenant que tu n’as plus rien à chercher sur cette terre où tes descendants, sans fausse modestie, ont fait carrière, à condition que tu aies compris que tu n’as plus rien à faire ici, que ton entêtement n’est qu’un empêchement de danser en rond pour l’évolution ultérieure de notre brillante carrière.

Oui, tu nous en empêches ! Même si cela te fait mal, il me fait mal aussi d’avoir à le dire – mais tu nous en empêches, par ta seule existence ! Maintenant personne ne nous écoute, j’en profite pour te dire qu’il y a environ six mille ans nous, tes petits-cousins, nous avons eu une grande chance – un bienfaiteur exceptionnel, éminent, nous a pris sous sa protection – un grand Seigneur puissant, le plus puissant. Invisible. Une sommité au service de laquelle des opportunités sans limites se sont ouvertes devant nous, une magnificence qui nous a relevés de notre misérable état et, à certains égards, nous a assuré un rang semblable au sien !... Mais cela n’a été possible que parce que… hum… nous avons fait semblant… nous nous sommes comportés… nous avons tu avoir… des liens… quelque chose en commun avec toi… et nous nous sommes permis de faire quelques allusions dissimulées… à deux magnifiquement belles personnes… dans un merveilleux jardin… qui auraient été nos…

Bon, bref – c’est fait, je l’ai dit : ce n’est pas à nos yeux, entre nous, que ta présence nous est pénible, mais devant ce seigneur haut placé qui, à notre sens, ne devrait pas apprendre ta… hum… ta race… disons, ta confession… C’est pour cela que je disais que tu aurais dû avoir un peu de tact…

Mais tu ne m’écoutes pas. Écoute, fiche enfin la paix au bouton de mon col… il faut dire que tu as de drôles de tics ! Moi je n’ai pas l’habitude de me dénuder en public… moi, on ne peut pas me déshabiller comme toi – je ne suis pas nu – tout de même… ce ne sont pas des habits que j’ai sur moi, c’est ma peau – je suis ainsi, tel que tu me vois, dans ma nudité – tu ne t’imagines tout de même pas que nous nous ressemblons aussi à l’intérieur ?

Pouah ! Chut… on vient… Bon, salut Lulu… tu as été… vous avez été très gentil… j’étais content… ce numéro de vélo était tout à fait habile… continuez comme ça !

 

Tolnai Világlapja, 13 avril 1927.

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[1] Procès Scopes (J. T. Scopes, professeur à l’école publique) ou "procès du singe" (Scopes monkey trial) : procès qui eut lieu à Dayton (Tennessee, USA) en juillet 1925 et qui opposa les évolutionnistes libéraux aux créationnistes chrétiens défendus par W. J. Bryan. Scopes a été condamné.