Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SOLUTION
DÉFINITIVE DU PROBLÈME DES TRANSPORTS
(En marge du record de Segrave)
e colonel américain[1], ce colosse aux mille chevaux-vapeur, a
battu un record mondial avec sa Sunbeam :
il a parcouru trois cent soixante-six kilomètres en une heure sur la plage de
Dayton. Seul l’avion le plus rapide peut concurrencer une telle vitesse. À
cette vitesse une voiture arrive en une heure à Vienne, en trois heures à
Berlin.
Naturellement c’est l’avion qui incarne
aujourd’hui la plus grande vitesse dans les transports, même après ce nouveau
record. C’est l’avion qui battra encore longtemps tous les autres moyens de
transport, même dans les perspectives et les prévisions. Ceci est vrai surtout
parce que la ligne aérienne, le chemin le plus court entre
deux points, la ligne droite, ne peut être empruntée par aucun autre véhicule.
Deuxièmement, il ne suit pas un seul plan, la surface du globe, mais cent
autres plans différents. Troisièmement, et non en dernier lieu, parce qu’aujourd’hui déjà (seuls les profanes
le contestent) l’avion est un moyen de transport plus fiable, moins risqué, que
par exemple la voiture, si nous supposons que cette dernière essaye d’entrer en
compétition avec l’autre. Il n’est nul besoin d’expliquer que je peux plus
sûrement confier ma vie à un avion à trois cent à l’heure qu’à une voiture à la
même vitesse.
Un essor ultérieur des transports vers le
milieu du siècle (imaginer que ces records représentent un maximum est naïf)
est manifestement à attendre de l’avion, et non des véhicules circulant au ras
du sol. Et comme cette question relève des sciences et non de la poésie, les
paris sont ouverts, quiconque est capable de donner une définition simple et
cohérente à la notion de transport, peut tenter sa chance, dans notre temps qui
brouille les notions, je ne cite pas assez souvent la thèse magnifique
d’Oswald, selon laquelle seule la
science peut faire des prévisions.
Seulement la science – la poésie fait seulement allusion aux prévisions de la science. J’ai déjà écrit quelque
part que la poésie prise littéralement
est toujours justifiée, si ce n’est pas plus tôt, alors ce sera dans deux mille
ans, par la science. Donc, si la vieille légende parle de bottes de sept
lieues, dont le propriétaire crie « hop-là, je vais être là où je
veux » et il fait des sauts gigantesques de centaines de lieues, alors il
est certain qu’une solution définitive des transports suivra sans faute. Ce
n’est donc qu’une question de justesse de l’expression. La réflexion sage
devinera avec précision ce qui devra
venir après l’avion, sur le palier suivant du progrès vers l’avenir.
Un des critères de l’expression juste est
une précision dense et concise. Il n’est nul besoin d’argumentaire
interminable. La moitié de la page qui reste ici à ma disposition me suffira
largement pour dessiner et rendre vraisemblables les contours de mon augure. La
place et le temps qui me restent me suffisent même pour expliquer pourquoi
c’est la seule voie possible.
Alors. Voyons le cours de l’évolution.
Au commencement étaient deux pieds.
Puis vinrent quatre pattes, celles du
cheval. Ce n’était qu’un outil auxiliaire, non une invention.
Ensuite vint la roue, née de la connaissance et de la pensée abstraite, le
premier saut qui nous a libérés du règne légal de la nature.
Puis vint la vapeur, cette force, cette tension, qui a tellement accéléré la
roue, que le cheval a pris du retard derrière elle.
Vint ensuite le moteur à explosion, rendant
inutile l’eau qu’il faut d’abord porter
à ébullition : c’est le carburant qui crée la tension, avec les explosions
bien plus efficaces.
L’étape suivante fut nécessairement
l’abandon de la roue devenue
superflue ; l’avion est mû par le moteur lui-même, à l’aide de l’hélice qui
lui est accouplée.
C’est là que nous en sommes.
C’est de là qu’il convient de tracer en
ligne droite la ligne discontinue de l’imagination, vers les possibilités.
Résumons.
Après le cheval, les trois étapes suivantes
se sont succédé sous le signe d’un relâchement de la tension comme dans une
explosion. Chaque nouveau saut a rendu inutile, a abandonné une exigence qui
faisait obstacle à ce que l’explosion se produise directement. On s’est d’abord débarrassé du cheval, puis de l’eau,
ensuite de la roue. Cela a permis d’augmenter la vitesse des transports à une
allure de plus en plus vertigineuse.
Qu’est-ce qui barre encore, après tout
cela, le chemin à ce que les matières explosives, l’explosion, se transforment
sans obstacle en une force propulsive directe ?
La réponse s’impose d’elle-même,
mécaniquement.
Le
moteur lui-même.
On peut donc tranquillement prédire que
l’avion sera suivi par le moyen de transport le plus simple, le plus naturel
(et ce sera en même temps la solution définitive du problème des transports) –
la matière explosive utilisée directement, alors que jusqu’ici elle n’était
qu’un moyen de destruction. Le moyen de transport du futur sera un simple projectile dans lequel nous prendrons
place, et une quantité adéquate d’explosif, après des réglages précis, qui nous
fera parvenir à la distance souhaitée, à l’endroit voulu, en quelques secondes.
Il ne peut pas en être autrement.
Az Est, 27 avril 1927.
[1] Henry Segrave (1896-1930). Pilote de course britannique. Sunbeam : marque anglaise de voitures de 1888 à 1976.