Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CORRESPONDANCE SPORTIVE

Ferencváros-Hungária : trois à deux

(Scène filmée)

Oui, filmée seulement… une sorte d’esquisse, car les rotatives n’attendent pas comme attendaient autrefois l’ardoise et la craie, en des temps plus heureux quand Homère, mon excellent prédécesseur reporter, a écrit en détail ses correspondances sportives sur la rencontre troyenne.

Je suis chroniqueur, je suis poète, je suis reporter, je suis correspondant, je suis barde et ménestrel, descendant direct des créateurs des grandes épopées, tout comme Orth et Opata et Bukovi et Turay et Hirzer et Szedlacsek[1], oui, c’est juste, à mon avis Szedlacsek aussi, et même surtout Szedlacsek, ce sont des descendants directs d’Achille et Hector et Patrocle et les autres. Pourquoi donc ce destin cruel qui fait que lorsque, dans un cadre et dans une composition dignes de leurs ancêtres, plongés dans la liesse générale de trente mille gorges (le match de Troie n’a pas eu non plus davantage de spectateurs que celui-ci) ils s’affrontent sur le champ couvert de rosée de sang de MTK pour décrocher la couronne de laurier ou la mort, pourquoi donc moi qui, nom d’une pipe, suis tout autant un prêtre oint des muses que Konrád et Hirzer sont effectivement héros du temps, et c’est à juste titre que je pourrais dire avec Horace « odi profanum vulgus et arceo[2] » - pourquoi dois-je ficeler, moi, ici à toute vitesse quelques mots rapides, comme si j’étais un minable coureur de marathon qui apporterait tout juste la nouvelle de la grande victoire, pour s’écrouler mort aussitôt – alors que je suis poète et chacune de mes cellules pulse le rythme des hexamètres et des pentamètres, sur la lyre desquels je pourrais chanter au monde la brillante histoire des temps héroïques, voire des mi-temps héroïques, en deux chants héroïques, éveillant l’écho des cimes des siècles sur les nerfs de la lyre, à l’attention des petits-fils tardifs ?

« Favete Linguis ![3] »… - moi je ne dis pas des âneries comme quoi cette époque surestimerait le culte du corps et l’héroïsme corporel – on ne peut jamais surestimer l’héroïsme ! Je dis simplement que celle-ci relègue au second plan et éclipse l’héroïsme de l’âme et détruit son équilibre avec le corps. Hellas semait des deux mains les rameaux de chêne – il y en avait assez pour le poète et pour le héros, avec le même enthousiasme et la même admiration – eux, ils savaient encore de quoi il s’agissait. Le rédacteur du Quotidien de Troie n’aurait jamais dit à Homère des phrases telles que : cher Monsieur le poète, écoutez, cet après-midi vont se mesurer Achille et Hector, tenez, c’est votre laissez-passer, soyez à cinq heures sur le terrain et apportez-moi votre Iliade pour demain matin, mais à huit heures pile parce qu’on clôture le journal à onze heures.

Pourtant à moi c’est ce qu’on a dit.

On m’a bel et bien dit que Hungária et Ferencváros allaient se rencontrer dans l’après-midi. Que je devais m’y rendre et – comble de barbarie ! – restituer ce que j’aurai vu pour le matin.

Mais je suis quoi, moi ? Un rimailleur ?

Homère, dont pourtant on dit qu’il dormait très peu, a mis dix ans pour écrire sa correspondance.

Moi j’aurai une heure.

Eh bien non. Ça ne se peut pas. Je refuse ces conditions humiliantes. Pas question de m’y soumettre. Je l’écrirai peut-être – un jour.

Ici je vous soumets quelques prises de vues instantanées, des impressions, des esquisses pour le grand œuvre.

Des impressions, des notes, sur ce que je vois – des notes à la craie dans la marge de l’ardoise.

Non alors. Ça ne marche pas. Qu’on me donne les moyens – donnez au héros du temps ce qui lui revient – et donnez aussi au poète ce qui lui revient.

Je ne parle pas au monde à l’aveugle. Je vois clairement la situation. Je prends mes notes ici, sur le terrain, je viens de traverser les vestiaires et j’ai vu ce qui s’y passe. Des esclaves en sueur oignent d’huile le corps athlétique nu de Orth, de Hirzer et d’Opata – de même qu’on oignait jadis ceux de Patrocle et d’Hector. Oui, il faut cela pour devenir héros – héros du temps. Mais alors qu’on verse dans ma coupe du vin de Samos, qu’on caresse mon front d’une couronne d’oranger, que de belles esclaves nues dansent devant moi dans le bassin parfumé de la loge de presse – et alors je serai moi aussi le poète de ce temps et j’écrirai en six chants comment Fradi aux pieds légers a battu le fier Hungarios trois à deux.

Car il faut savoir qu’il l’a bel et bien battu.

Mais il est vrai que le dieu Poissos poursuit ce pauvre MTK[4].

Je vous l’affirme.

Moi je l’ai vu, dès le premier instant. J’ai vu Bukovi faire une descente dans la troisième minute et j’ai vu Obitz lober et j’ai vu Fehér se détacher – évohé ! j’ai vu les dieux furieux, les Érinyes enragées, se mêler subrepticement parmi les joueurs – j’ai vu le dieu Poissos faire un croche-pied, dribbler et envoyer toutes les balles du pauvre MTK en touches et cogner aux poteaux et les faire passer au-dessus de la barre, d’un pied invisible et d’une main invisible – j’ai tout vu, mais pour moi c’est facile, je suis poète et non arbitre de football qui ne voit jamais rien, à bas l’arbitre !

Car c’est déjà Catharsis et Qisma[5] et une tragédie grecque, voyez-vous. Vas-y, Hirzer, vas-y, hurle la Tribune et tape du pied, et tu irais bien, toi Hirzer, mais Rázsó avec sa tête fanatique de moine noir (ce garçon maigre est chauffé par une sorte d’enthousiasme à la Savonarole !) te pique la balle – tu stoppes et restes figé bêtement – ton âme est parcourue par le ciel bleu de la belle Italie, pourquoi as-tu cédé à la voix des sirènes, laissant tomber tes compagnons latins ? Car vois-tu, Hirzer, et toi aussi Orth à la tête attrape-balle, toutes vos ruses sont vaines – à la dixième minute, après un corner, Rázsó passe à Takács qui l’envoie invinciblement d’une tête dans votre cage si fière, le but ! Fradi mène !

La foule crie, hurle. Allez ! Ne les écoutez pas, vous, hommes intrépides ! Voici Opata au long tir qui fait une descente depuis l’aile – il n’est déjà plus loin des buts – et là, à la dernière seconde, il se fige sur place – une frayeur glacée stoppe les battements de cœur de trente mille personnes. Puis retentissent les clameurs assourdissantes de l’indignation.

Main !

Vous avez entendu, vous, habitants de l’Olympe ?

Tu l’as vue, peuple de Budapest ?! Pleurez, mères dont l’enfant tremble là pour le destin de Hungária – un des buteurs de Ferencváros (n’écrivons pas son nom – tirons la leçon de l’exemple d’Érostrate qui a incendié le temple d’Artémis afin de passer à la postérité) n’a pas hésité à toucher la Sainte Balle de sa main sacrilège, la Balle dont ne sont dignes que les baisers recueillis des pieds et des têtes.

Le châtiment est terrifiant – mais cette fois tu l’as échappé belle, Fradi, béni de la fortune ! Mais tu ne perds rien pour attendre. Deux minutes après le coup franc raté, le tir brossé de Skvarek passe entre les mains surprises de Hamsel.

Un partout !

Allez MTK ! Allez MTK !

L’aristocratie de la Haute Tribune bondit – une érubescence d’excitation envahit les visages rasés de près, les cœurs rasés à l’anglaise. Pendant ce temps de l’autre côté la Mer ronfle et gronde et rugit à la basse tribune – vous entendez ?! Le Peuple !... Là-bas sont installées les tricoteuses et les marchandes de poissons – là-bas, dans les égouts et les ruelles des gorges différentes chantent un chant différent – « la trahison ricane la tête haute » et elle aiguise son sabre sur les bancs de la Convention.

Allez Fradi ! Allez Fradi !

Mais qui est cet homme trapu qui jaillit brusquement là de droite ?

La basse tribune ne connaît que lui.

Un homme simple, seul son nom rappelle les glorieux temps anciens. Son nom est Konrád. La légende raconte à son sujet qu’il met la balle dans les buts de concert avec le gardien. On ne va pas tarder à vérifier la justesse de ce qu’on raconte.

Il court – il se positionne – il tire.

Son ballon sifflant est désamorcé par la magnifique riposte d’Amsel, et l’instant suivant ni Hungária ni même les portes de l’Enfer ne pourraient plus arrêter le ballon vainqueur de Fradi !

À ce moment, éclate un violent tumulte. Le combat bat son plein. Des visages blêmes tentent de dissimuler leur angoisse croissante derrière des monologues ironiques dans les rangs nerveusement frissonnants de la Haute Tribune. Qu’est-ce que c’est ? Du football ou une boucherie ? Rebró, le gentil et doux Rebró, est blessé et on le sort du terrain. La brutalité augmente. Tiens, vous, Prétendants supérieurs bien rasés, aux yeux bleu ciel, du mot d’ordre altier du "style anglais" – que se passe-t-il, vous perdez la tête ? À côté de moi un Monsieur enflammé rouge paprika hurle à l’arbitre : « Hé, là-bas, Monsieur Boronkay, qui vous prétendez intelligent ! – c’était hors-jeu d’après vous ? »

Non, Supérieur bleu ciel du style anglais – ce n’était peut-être pas hors-jeu – mais qui s’en préoccupe et qui se préoccupe de votre Intelligence bleu ciel – ne voyez-vous pas que l’Intelligence réservée, votre monde intelligent, va bientôt être balayée par le Sort, le Destin, par la fureur barbare du peuple, la passion verte sans forme ? Regardez ! Là-bas court Takács, "Tante Marie" de la galerie ! Hello, Tante Marie, rigole et hurle la galerie – vous ne vous rappelez plus le quarante-deux allemand ? On l’appelait Grosse Bertha, amicalement – et celui-ci, le héros des tirs des quarante-deux mètres, on l’appelle Tante Marie ! Vous commencez déjà à vous douter qu’il balayera le monde de la Supériorité bleu ciel ? Opata, Orth, Skvarek, Konrád, Hirzer – regardez, la fière ligne des buteurs, ils se tiennent devant les buts de Fradi – ils se tiennent là et s’envoient le ballon sur la tête l’un de l’autre, présentant un vrai spectacle d’équilibriste comme des jongleurs, alors qu’il faudrait tirer – car la deuxième mi-temps va prendre fin et le but d’égalisation tarde à venir.

Le but d’égalisation tarde à venir.

Il tarde – et il ne vient pas.

Double coup de sifflet – c’est fini !

 

*

 

Impossible de trouver un taxi. Notre tram a été obligé de s’arrêter quelques stations avant l’Hôpital Rókus – un incident, un attroupement s’est formé. Un garçon de dix ans courait pour attraper le tram, il l’a attrapé, il a arraché du marchepied un autre garçon du même âge, il s’est mis à le gifler et le tabasser sur place, entre les rails – cela a pris de longues minutes pour que la foule alarmée arrive à les séparer. L’attaquant, un fils d’artisan, petit, trapu, aux sauvages yeux bruns, regardait victorieusement autour de lui, crachait sur sa victime couchée par terre et haletait :

- Tiens ! Tu as eu ce que tu mérites, sale supporter de Hungária !

 

Az Est, 18 octobre 1927.

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[1] György Orth (1901-1962) ; Zoltán Opata (1900-1982) ; Mártin Bukovi (1904-1985) ; József Túray (1905-1963) ; Ferenc Hirzer (1902-1950) ; Szedlacsek est un nom imaginaire ; Jenő Konrád (1894-1978).

[2] Je hais le vulgaire profane et je l’écarte…

[3] Faites silence !

[4] Fradi (alias FTC, alias Ferencváros) et Hungaria (alias MTK) sont des clubs de foot.

[5] La Fatalité en arabe.