Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

…aprÈs avoir quittÉ la caisse[1]

Je l’ai vu, quoi.

J’ai vraiment vu l’homme qui est retourné à la caisse, "après avoir quitté la caisse".

Qui plus est, à un endroit passablement fréquenté, à la Gare de Kelenföld. Cet homme, d’âge moyen, correctement vêtu, venait apparemment de quitter la caisse quelques minutes avant mon arrivée, en s’éloignant simplement du guichet, après avoir rapidement acheté son billet auprès de cette demoiselle blonde au regard sérieux qui, parmi tant de carrières possibles telles que vedette de cinéma, archiduchesse, dame de bienfaisance, députée au parlement et ainsi de suite, avait choisi pour vocation la vente des billets de chemin de fer.

Au moment où ç’aurait dû être mon tour, mon héros, l’homme ayant déjà quitté la caisse a réapparu de façon inattendue à l’extrémité de la queue, mais à l’endroit d’où on peut repartir, et non se placer, selon l’ordre sage de toutes les queues des âmes en attente de leur billet, auquel Gábor Dajka[2] fait allusion dans son poème immortel intitulé "À celui qui s’en va".

Son apparition à cet endroit inhabituel et illégal provoqua dans la file une indignation et un tollé légitime.

Veuillez vous mettre derrière, lui crièrent les gens.

Mais l’homme étant parti et revenu n’en avait cure, il se planta devant le petit guichet et dit à haute voix :

- Mademoiselle, s’il vous plaît…

Devant la levée de boucliers, la demoiselle le rabroua durement :

- Veuillez aller au bout de la file d’attente !

- S’il vous plaît, poursuivit mon héros, fort, d’une voix ferme, j’ai déjà mon billet, je l’ai acheté il y a quelques minutes. Si je suis revenu c’est parce que vous m’avez mal rendu la monnaie, car…

Elle leva la tête, rit ironiquement.

- Je vous arrête tout de suite ! Veuillez lire cet écriteau…

Elle pointa son doigt sur un papier imprimé affiché : « Vous êtes prié de vérifier votre monnaie au guichet ; aucune contestation ne sera reçue après avoir quitté la caisse. »

- Mais écoutez, vous m’avez mal rendu la monnaie… Je vous ai donné un billet de cinquante pengoes et…

- Je regrette, ça ne m’intéresse pas, inutile de protester… Le règlement, c’est le règlement… faites mieux attention la prochaine fois !...

- Mais Mademoiselle, c’était un billet de…

- C’est inouï… Vous ne comprenez donc pas qu’aucune réclamation n’est recevable après avoir quitté la caisse ?... Veuillez vous retirer, n’empêchez pas les autres…

Des voix menaçantes s’élevèrent également dans le public.

- C’est incroyable, alors là il exagère !... Mon train va partir !... Allez-vous-en ! Il n’a qu’à surveiller son argent… D’où sort-il cet olibrius ?...

- Mais Mademoiselle, sur mon billet de cinquante pengoes …

Elle se fâcha vraiment.

- Veuillez dégager, sinon j’appelle la police !...

- Foutez-le dehors… Qu’est-ce qu’il se permet !? Quelle insolence !...

J’ai seulement vu que mon héros, celui qui s’en va, fut repoussé plus loin et un autre occupa sa place. La demoiselle, toujours bouleversée, s’indignait à voix forte, sous la vive approbation des acheteurs de billet.

- Non mais vraiment, il y en a qui s’en permettent !... Si j’écoutais chaque pleurnichard qui prétend que j’ai mal rendu la monnaie, ça ferait du joli !... Que pourrait-il prouver ?!... C’est trop facile de venir et affirmer que je me suis trompée, qu’il manque de la monnaie… En plus je suis sûre qu’il se trompe, il n’a pas assez d’argent pour son voyage et ça lui serait utile d’y rajouter quelques pengoes… Il me prend pour une poire ?... Tricheur ! Escroc !

Après avoir acheté mon billet, au passage vers le quai j’ai par hasard croisé l’homme qui avait quitté la caisse. Il piétinait là, un tas de monnaie dans les mains, et déconcerté,  hésitant, il guettait encore le guichet de la gare. Je me suis adressé à lui, plein de bienveillance et de compassion.

- Tout de même, de combien s’agissait-il ?... Combien vous a-t-on rendu en moins ?

Il ouvrit de grands yeux.

- Moins ? Mais pas du tout ! Elle m’a par erreur rendu dix pengoes en trop… Et je ne m’en suis aperçu qu’après avoir quitté la caisse… Mais qu’est-ce que je pourrais faire ? Elle ne me permet pas de les lui rendre… J’ai tant de peine pour elle, la pauvre, elle ne doit pas rouler sur l’or… Je viens justement de décider de les lui poster à son domicile, sous enveloppe, dans une lettre anonyme pour ne pas contrevenir au règlement… Mais comment trouver son adresse ?

 

Tolnai Világlapja, 28 décembre 1927.

Article suivant paru dans Tolnai Világlapja



[1] Une nouvelle sur le même sujet a paru dans la presse en 1938, sous le même titre.

[2] Gabor Dajka (1769-1796). Poète d’origine modeste, mort très jeune.