Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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pour une coulÉe de plomb de la saint sylvestre[1]

Eh bien, bonne et heureuse nouvelle année.

À tout le monde, tout ce que vous souhaitez. À la petite fille un acteur de cinéma, à l’acteur de cinéma un riche entrepreneur, à l’entrepreneur une bonne conjoncture, de l’argent, l’allégresse – éventuellement la petite fille mentionnée ci-dessus à laquelle j’ai souhaité un acteur de cinéma, et la boucle sera bouclée.

Au cordonnier beaucoup de pieds, au gantier des mains, au barbier des poils qui poussent vite. À un donateur bienfaisant beaucoup de mendiants, au médecin des malades, aux malades un médecin, au civil des amis, au militaire des ennemis. Que dois-je souhaiter encore ? À la bedaine du bifteck, à l’usurier des intérêts. Au chat une petite souris, à la petite souris du lard.

Il faudrait souhaiter quelque chose aussi au vieil anthropophage, mais sur ce point je me sens gêné, je ne peux tout au plus lui souhaiter que moi-même, je suis assez bien en chair, mais apparemment tout a des limites, même les bons vœux.

 

À moi-même ?

Mon Dieu, peut-être… un report d’une année. Une suspension : pour les avis, les jugements, les condamnations et les acquittements par lesquels on veut me gérer, me préciser, m’inclure dans des systèmes, remplir des dossiers, me trier dans des cases, me mettre des tampons.

Car c’est ce qu’on fait, depuis l’instant que je suis venu au monde – c’est ce qu’on fait, année après  année, jour après jour ; et encore, il faut mentir et s’immiscer et ruser, s’aplanir, se redéployer et devenir transparent, pour réussir à se faufiler par une fente de la boîte, sauter sur le côté à la dernière seconde pour échapper au couvercle qui se rabat, à la pile de dossiers qui se renverse sur moi. C’est ce qu’ils font, en commençant par le nom qu’ils donnent à quelqu’un, qui n’en avait aucun besoin, puisqu’en disant "moi" il savait parfaitement à qui il pensait. C’est ce qu’on a fait, et au début je ne m’en suis guère préoccupé, j’en riais – j’ai toujours considéré la société et ses lois comme une chose très intelligente, j’ai accepté de bon gré qu’on me colle dessus diverses étiquettes, de peur qu’on ne m’échange au vestiaire. Je n’ai pas même été gêné par le fait que cette société jugeait aussi – après tout elle faisait son travail. Moi aussi j’aime l’ordre, et ces quelques étiquettes ne pouvaient pas me déranger : je n’avais aucune envie de tuer, voler ou tricher, même à défaut de lois pour interdire ces sources de désordre.

Seulement, ces derniers temps, j’ai commencé à m’inquiéter. Depuis que j’ai remarqué que les gens, séparément, individuellement, dans le cloaque d’une manie des grandeurs passablement répandue, s’imaginent être autant de sociétés, et ils portent des jugements les uns sur les autres.

Un terme raffiné a été trouvé pour cela : "ils caractérisent".

 

Dans "Île du Sud", son beau volume d’histoire de la littérature, Marcell Benedek[2] cite une de mes phrases :

« On ne peut caractériser personne avant sa mort. »

Je lui suis reconnaissant de m’y avoir fait repenser – je ne me rappelle plus où je l’ai dit ou écrit, mais s’il y a quelque chose que je ressens comme "caractéristique" de tout ce que j’ai toujours attendu du monde et des gens, alors c’est bien cette phrase.

Les enfants, en guise d’étrennes je vous demande donc un report : je vous demande de ne pas me caractériser pendant une année encore. Ne tirez aucune conclusion de mes actes, de mes manières, de mes attitudes. Vous n’aimez pas cela non plus, n’est-ce pas ? Imaginez que j’ai un secret, un projet, un désir, tout comme vous – je pointe mon regard sur ce désir-là, comment pourrait être "caractéristique" de moi ce que je dis ou que je fais machinalement pendant ce temps dans ma distraction ?

Personne ne peut être caractérisé avant que son secret ne soit dévoilé, son projet réalisé, son désir accompli.

Personne ne peut être caractérisé avant sa mort.

Je demande une année de report. Une année de suspension.

Une année de vie.

 

Je promets de bien me comporter d’ici-là, dans la mesure de mes moyens. Je ferai attention. Si vous me promettez de cesser de me caractériser, j’accepte les caractérisations passées. J’imiterai et je jouerai le personnage que vous avez dessiné de moi. Il n’est pas ressemblant ? Tant pis, je m’efforcerai de ressembler au dessin. Vous m’avez dessiné une bosse ? D’accord, je bomberai le dos. Vous m’avez dessiné boiteux ? D’accord, je replierai une patte comme la cigogne. Et j’étudierai mes photos, et j’endosserai leurs grimaces, vous avez raison, je ne détruirai quand même pas le fruit du labeur du photographe.

J’assume les sentences passées, globalement, par contumace. Pas l’ombre d’un appel. Je me calme. (D’autant plus volontiers que je soupçonne quant à la peine que je l’ai déjà accomplie copieusement.) Je me résigne à la sentence du camarade qui m’a trouvé vaniteux et ambitieux. À celle de la femme qui a découvert que je n’avais besoin que de son corps – à celle du commerçant qui me reprochait d’envier son âme. Le neurologue aussi avait raison en constatant que si je hais la brutalité et l’égoïsme, c’est parce que je suis brutal et égoïste. J’accepte tout.

Je serai sage.

Cependant quelques fois, permettez-moi de parler, d’écrire, de dire ce qui me vient à l’esprit. Je veillerai à ne pas contredire mes dires passés qui vous ont permis de définir mes pensées, quelle sorte d’homme je suis. Si une nouvelle idée me vient à l’esprit, une chose qu’auparavant j’ignorais et, éventuellement, les autres l’ignoraient aussi – je l’éluderai, je veillerai à la présenter telle qu’on raconte les choses anciennes, bien connues.

Puisque je ne demande qu’un report.

Notamment pour ceci… Ce que cela me met à l’esprit.

 

Ce n’est pas nouveau après tout.

C’est Brutus dans Shakespeare qui dit :

 

               Destin, nous aussi connaîtrons vos plaisirs !

               Qu’il faut mourir, nous le savons ! Mais quand il faudra mourir,

               Voici ce que l’homme voudrait savoir.[3]

 

Vous pensez qu’une année c’est trop court ?

C’est beaucoup au contraire.

Le report que la Vie demande au Destin, était bien moindre depuis le début. Parfois à peine un instant.

Demandez-le à l’éphémère.

Dans le jeu des forces, dans le monde créé à l’attention des chaos ardents et bouleversants, des systèmes solaires, des voies lactées, des boules ignées et des vides glacés, les conditions qui donnent l’occasion à la Vie d’engendrer les phénomènes que l’on connaît sont aléatoires, transitoires, rares et instables ! Juste un exemple : dans la gamme des températures le seul segment que la vie supporte va de moins deux cent trente à plus dix mille – en deçà et au-delà aucune vie n’est possible.

Ne pensez-vous pas que c’est une situation trop dépendante ?

La science curieuse recherche de nos jours la nature de cette substance bizarre, poisseuse, gélatineuse, dont est constitué tout corps vivant. On appelle ces substances des colloïdes du fait de leur masse glutineuse, et on les décrit comme des sortes de mélanges, des masses sursaturées d’eau et de graisse non encore séparées, mais pas pour autant combinées, puisque incapables de se combiner. La graisse nage librement dans l’eau, comme en se demandant si elle remontera comme l’exige la Loi, ou si elle attend que l’eau s’évapore.

Un état transitoire, une relation de dépendance, un processus de rééquilibrage de différences de niveaux. Aussitôt que cet état transitoire s’arrange et que toutes les substances occupent leur emplacement naturel, la vie cesse. Et si nous appelons mort tout ce qui est au-delà de la vie, alors la vie n’est autre qu’une  suspension momentanée de l’instant de la mort.

Un état contre nature.

À la place d’eau et de graisse prenez symboliquement du feu et de l’eau – la vie est un mélange de feu et d’eau, situation impossible, le cercueil de Mahomet ne peut pas durer longtemps.

 

Et pourtant nous n’avons rien d’autre.

Ce feu qui signifierait absence de vie, seulement un flamboiement vide et dénué de sens, si on n’y avait pas mélangé de l’eau pour l’encercler et le contraindre à réfléchir, quelque part, à l’intérieur du crâne. Cette eau qui gèlerait et s’étiolerait et s’évaporerait si du feu ne flambait pas au dedans, plus ou moins longtemps, pour donner un sens à ce flamboiement.

 

Un report – laissez en suspens ce qui ne peut exister qu’à l’état suspendu – Dieu m’en garde, encore un temps, pour laisser "sédimenter" dedans tout ce que la lourdeur et la loi gravitationnelle tirent vers le bas. Il est vrai que dans cet état il est difficile d’analyser, il est difficile de "distinguer" ses composants, il est difficile de caractériser et de décrire – mais qu’est-ce que ça peut faire ? Attendez que cela passe : laissez tomber la vivisection, du vivant vous faites un cadavre.

Un report – du temps pour moi pour secouer, mélanger de nouveau, ce qui veut se séparer, sédimenter, se stabiliser.

Évidemment – pour le savant c’est un peu confus, liquide. Que faire, le breuvage de la vie n’est pas fabriqué par notre âme pour un examen de laboratoire – c’est un médicament qu’il faut bien secouer avant usage, car c’est seulement comme cela, troublé, secoué et agité qu’il ressemble à ce qu’il veut sauver.

Voilà – pour encore une année ! – ce serait tout de même dommage.

 

Pesti Napló, 30 décembre 1928.

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[1] Méthode de divination qui consiste à jeter du plomb fondu dans de l’eau froide la nuit de la Saint-Sylvestre et de voir la réalisation ou non de ses désirs dans la forme du plomb solidifié.

[2] Marcell Benedek (1885-1969). Professeur d’histoire de la littérature, écrivain, traducteur.

[3] Jules César, acte III., scène I (traduction d’Edmond Fleg, "La Pléïade" 1959).