Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la clÉ du portail

Je n’en aurais pas reparlé.

Depuis que je manie le crayon du journaliste, j’ai déjà soulevé le sujet au moins vingt fois en hurlant, gémissant, chuchotant ou rigolant, toujours en vain – je m’y étais déjà résigné comme à une maladie inguérissable.

Mon excellente consœur Lili Hatvany[1] me l’a fait revenir à l’esprit dans son article la semaine dernière.

Je m’y attelle donc, une fois de plus, pour la dernière fois – non avec l’objectif des grands réformateurs : je ne suis plus intéressé par la thérapeutique qui semble sans espoir – seulement le diagnostic.

Impossible d’y porter remède. Je m’y suis résigné.

 

            Que ce monde tourne donc comme il l’entend,

            Je cesse de régler ses rouages.[2]

 

- dis-je avec Kepler, toutefois je suis bien incapable de cesser de chercher la loi qui fait tourner les rouages, même si, ou surtout si, j’ai une roue en trop ou en moins.

Il s’agit de la clé du portail.

La clé des portails de Pest,  celle qui n’existe pas.

Partout au monde les locataires ont une clé du portail. L’homme dans une grande métropole ne se couche pas à dix heures, en revanche à cette heure-là il est conseillé de garder les portails fermés. La raison pure donc, la forme de perception a priori de Kant, parviendrait spontanément au résultat, sans expérience sensorielle, sans donc jamais avoir vu ou imaginé un immeuble, des habitants, locataires et concierges et clés de portail, en partant de la notion archaïque de l’espace et du temps qui nous est innée, tout simplement grâce à ses formules mathématiques, il en déduirait (comme cela se déduit partout ailleurs en effet) que le locataire doit posséder une clé pour accéder à son logement après vingt-deux heures.

À Pest la critique de la raison pure est parvenue à un tout autre résultat.

À Pest, un million d’habitants de cinquante mille immeubles, s’ils veulent pénétrer dans leur logement entre dix heures du soir et six heures du matin – or ils doivent bien rentrer chez eux dans cet espace de temps, que diable ; ils doivent réveiller le concierge qui dort, ils doivent attendre qu’il se réveille, et quand il s’est réveillé ils doivent attendre qu’il ne s’endorme pas de nouveau (ce qui serait compréhensible car le geste naturel d’un homme qui dort profondément est de protester contre le réveil) – ils doivent attendre que ce concierge, endormi et chargé de la colère naturelle et, je dirais, physiologique, que ressent un homme normal que l’on réveille de son sommeil profond contre celui qui l’a réveillé, ouvre la porte devant lui ; il dissimule tant bien que mal sa colère devant son congénère qui au fond de son âme lui donne tout à fait raison, car il serait lui aussi furieux dans une situation semblable, lui qui patiente honteusement et d’un air contrit ; il doit fouiller dans ses poches pour trouver quelques sous dans le souci d’apaiser la colère de l’autre ; celui-ci les accepte de mauvaise grâce et avec dégoût, car il aurait préféré payer deux fois plus pour qu’on le laisse dormir tranquille. Après tout cela, honteux et humilié, le locataire peut accéder à son logement pour se coucher et dormir, si toutefois sa conscience le laisse en paix, sachant que ce pauvre congénère concierge qui s’est couché en même temps que lui sera réveillé par le locataire suivant dans deux minutes.

À Pest chaque nuit – selon la loi infaillible des grands nombres – on commet ce crime contre cinquante mille hommes, un à un, vingt fois par nuit, le crime que feu mon collègue Shakespeare considère comme un péché plus grave qu’ôter une vie, "le vol du sommeil", et que ma consœur bien vivante Lili Hatvany compare très justement à l’inquisition chinoise.

En effet, les habitants de Pest réveillent en moyenne vingt mille fois par nuit leurs cinquante mille concierges. Vingt fois cinquante mille locataires piétinent impatiemment devant leur porte, torturés par le remords, avec au cœur l’angoisse semi-consciente que le Sommeil malmené pourrait un jour se venger et le concierge pourrait porter son poing à la figure de celui qui le réveille pour la vingtième fois dans la même nuit.

Nous pensons toujours avec respect et émotion au médecin, au pompier ou à l’ambulancier qui, réveillés de leur sommeil profond, se précipitent pour secourir leurs congénères, s’il s’agit d’un mourant, d’une maison en feu, de vies risquées.

Ce respect et cette émotion illustrent qu’interrompre son sommeil dans l’intérêt d’autrui est un acte héroïque – en tout cas un acte vertueux même s’il s’agit de sauver une valeur non moindre que la vie humaine.

Mais qui respecte le pauvre concierge qui réitère ce même acte vingt fois par nuit ?

Personne.

Parce que son sacrifice, l’agression à son système nerveux, n’est justifié par rien, ni danger de mort, ni besoin urgent, ni intérêt éminent, seulement l’idée fixe d’une institution obstinément attachée à sa propre logique insensée, incompréhensible, folle et imbécile.

Pourquoi n’introduit-on pas à Pest comme partout ailleurs le système de clés de portail personnelles, comme unique solution raisonnable et imaginable de la vie nocturne d’une métropole ?

Pourquoi faut-il que l’homme de Pest débourse soir après soir un impôt pour rentrer dans son propre logement – un impôt dont le montant cumulé peut être évalué à cent cinquante à deux cents pengoes par an ?

Quelle en est la raison, le but, l’explication – pourquoi, dans l’intérêt et le confort de qui la ville s’attache-t-elle tant à cette torture, ce gaspillage, cette ineptie ridiculisant tout discernement logique, sous le seul prétexte que cela a toujours été comme ça, donc cela devait manifestement être comme ça, donc ça doit le rester ?

Comprenez bien que c’est seulement une explication que je réclame, les attendus d’une telle situation dans son évolution. Dans le règlement de l’ancienne armée austro-hongroise il existait une mesure qui stipulait qu’il fallait planter chaque nuit une sentinelle au milieu d’un terrain vague à Buda. Durant dix-huit années chaque nuit, du soir jusqu’au matin, un soldat gardait ce terrain vague, jusqu’à ce que finalement quelqu’un découvre qu’autrefois une poudrière se trouvait à cet endroit mais elle avait été démolie dix-huit ans auparavant. La poudrière avait été démolie, mais on avait oublié de décommander la sentinelle.

Moi je ne demande même pas la révocation du concierge. Je demande seulement qu’on m’explique pourquoi il est là.

Je sais bien qu’il n’y a aucune chance qu’il soit révoqué, même s’il s’avère que sa fonction est totalement déraisonnable et superflue.

Jusqu’en mille neuf cent dix-huit, l’éclatement de la révolution, il fallait payer quatre fillérs d’octroi pour traverser n’importe quel pont du Danube, à la seule exception du pont de chemin de fer que les piétons n’avaient pas le droit d’emprunter.

Cette taxe n’avait pas, elle non plus, d’autre but que rendre la circulation inconfortable et ridicule, puisque le montant que l’état empochait à ce titre, il aurait pu l’encaisser de toute autre manière, ce qui d’ailleurs s’est fait par la suite. Pendant la révolution l’octroi a automatiquement cessé d’exister, et ensuite, bien que l’élan du retour du balancier ait ramené même la bastonnade, et certains exigeaient même qu’on rétablisse le paganisme, il n’y a pas eu un seul imbécile qui serait allé jusqu’à réclamer le rétablissement de l’octroi. Nous avons tous reconnu à l’unanimité qu’au moins cette unique mesure de la révolution était juste, de même que nous reconnaissons au vitriol qui nous a arraché la peau du visage, qu’il a bien enlevé la verrue indésirable – et nous n’exigerons certainement pas du médecin qui se démène pour nous refaire une peau, qu’il recolle aussi la verrue.

Comme ça, vu de loin, d’un point de vue pratique historique, la révolution n’a peut-être pas eu d’autre sens ou importance que l’abolition de l’institution de l’octroi.

Quel dommage qu’il ait fallu faire tant de sacrifices pour une telle futilité.

Que faire maintenant ? Apparemment c’est l’ordre des choses. Apparemment seul un nouveau chambardement du monde pourrait nous apporter cette clé du portail – la raison seule est incapable d’arracher une conquête aussi simple.

Ou peut-être…

Ou peut-être une telle futilité n’est-elle pas le résultat mais plutôt la source et l’étincelle des grands chambardements du monde ?

Serait-ce une verrue – qui nous irrite, que nous grattons jusqu’à arracher la peau avec – serait-ce un bouton qui deviendrait une tumeur cancéreuse ?

Impossible de le savoir. Ces temps-ci le bon sens dort profondément, aussi profondément que les concierges de Pest. Toutefois c’est lui qui détient la clé. Devons-nous sonner ? Ne devons-nous pas sonner ? Nous sommes à court de monnaie – il ne vaut pas la peine de faire du bruit, de réveiller tout l’immeuble. Il vaut mieux attendre l’aube, ici, devant le porche.

 

Pesti Napló, 26 mai 1929.

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[1] Lili Hatvany (1890-1968). Écrivain, critique de théâtre.

[2] Citation de Imre Madách.