Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
cette dame
charmante
Je vous disais, n’est-ce pas (voir mes
divagations d’il y a deux semaines, sous le titre de Panorama), c’est affaire de pure imagination de considérer les
choses soit dans l’espace soit dans le temps – je les retrouve dans le monde
présent gentiment rangées côte à côte, celles qui ont pu un jour exister, aussi
bien qu’en les cherchant dans mes souvenirs ou en feuilletant un livre
d’histoire.
Une brouette à côté de l’avion, une
aiguille à coudre à côté des usines textiles, un champion de boxe à côté de
Bernard Shaw.
Et ceci sans parcourir tout l’univers, ni
en brouette ni en avion. La projection invisible de la réalité, telle qu’elle
mijote là-dedans, dans ce creuset magique des désirs et des idées, des
souffrances et des joies, la chambre noire des âmes, montre parfaitement en
plus petit tout ce que vous avez jamais été et que vous êtes ; la première
forme improvisée de l’Œil universel donne d’ores et déjà un avant-goût de cette
richesse inouïe, on l’appelle la presse.
Bien sûr pour l’instant tout cela n’est que
capharnaüm, incohérences et chaos vertigineux : l’image n’est pas encore
nette. C’est comme quand on n’a pas encore réglé l’objectif sur la goutte d’eau
posée sous le microscope – le champ visuel divague, tournoie, on ne décèle pas
de forme précise.
Prenez en main un journal quelconque,
rendant compte des principaux événements d’une journée, feuilletez-le,
récapitulez les gros titres.
À première vue vous êtes trompés par
l’apparence des nouveautés, vous
oseriez jurer que vous êtes à jour,
que ce spécimen de presse exprime parfaitement son temps, il n’aurait pu
paraître aucun autre jour du passé ou de l’avenir : la date indiquée sur
la une agit avec une force symbolique.
Victoire du Labour en Angleterre. Le
médecin de cour du roi souffrant a regagné Londres en avion. On a trouvé le
médicament contre une maladie. Einstein publie un nouveau livre. Dans le procès
des Tsiganes anthropophages la défense tente d’avancer la dernière théorie de
l’éthique moderne. On a expérimenté le train rapide à cent vingt kilomètres à
l’heure. L’épouse du grand acteur de cinéma a intenté un procès contre son mari
à hauteur de cent mille dollars.
Mais réglez l’objectif de votre microscope
un peu plus net.
Dans le champ visuel des événements, de la
surface de la goutte d’eau qui représente l’univers, tous ces infusoires
gigantesques, avec leurs pinces et leurs antennes, que vous pouvez aussi voir à
l’œil nu disparaissent – apparaissent à la lisière du champ visuel des êtres
minuscules, non aussi complexes et aussi évolués que les premiers, mais
d’autant plus familiers… Tiens, ces formes primitives de la vie, la
cellule-souche et le protoplasme, ces formes oubliées du commencement de
Des nouvelles plus modestes s’immiscent
parmi les gros titres. Suicide dans rue Retek, une
famille a absorbé de la soude caustique. On aménage le traitement des
fonctionnaires. Beaucoup de pluie est tombée cette année, la météo prévoit du
beau temps. Un bijou a été volé, on construit un nouveau sanatorium sur
Tiens, ces brèves ne font pas tellement
l’effet de nouveautés – je peux très bien me les imaginer dans un journal d’il
y a un ou deux ans, voire vingt ans ou cinquante ans – on en trouve même parmi
elles deux (le prix du blé qui monte, le cirque présente sa nouvelle
production), que l’on pouvait déjà lire également dans le roman reportage de
Maître Suétone, dans lequel il rendait compte de l’époque des empereurs romains
à ses chers lecteurs.
Des petits poissons de l’eau de la vie,
mais curieusement, plus ils sont petits, plus ils sont nombreux. Et moins ils
sont compliqués.
Réglez maintenant votre microscope le plus
net possible – les nouvelles du jour disparaissent, et vous découvrez enfin là,
en bordure du champ visuel, à la dernière page du journal, les êtres cellulaires – autant de briques d’une société démontée en
ses éléments qui fourmillent en masse compacte, typographiées en petits
caractères : des destins humains individuels.
Les petites annonces.
Incroyable !
J’ouvre les yeux et je les referme, je me
pince pour vérifier si je ne rêve pas.
J’ignore pourquoi et comment, mais depuis
au moins vingt ans il ne m’est pas venu à l’esprit de lire les petites
annonces. J’ai le souvenir qu’en entendant l’expression "petites
annonces" la phrase suivante s’enclenchait mécaniquement dans mon
esprit : « Cette dame charmante à qui hier, sur le Boulevard József,
j’ai montré ce journal, est par la présente respectueusement priée par son
soupirant de lui faire connaître son adresse… » Et ainsi de suite.
Mais suis-je vraiment victime d’une
hallucination visuelle ?
Mais c’était il y a vingt ans !
Et ce matin, voici la première petite
annonce de la rubrique Correspondance !...
Dans les mêmes termes !
Comment ? Ici, dans le monde
cellulaire des petites annonces il ne s’est rien passé, ils n’ont rien
remarqué ? Il n’y a pas eu de guerre mondiale, il n’y a pas eu
d’écroulement, il n’y a pas eu la radio, il n’y a pas eu Spengler[1], il n’y a pas eu Strindberg, il n’y pas eu
Weininger, il n’y a pas eu Einstein, il n’y a pas eu
Sigmund Freud, nouveau drame, nouvelle vision, nouvelle image du monde, trait
oblique, lutte des classes, Voronoff – quand même, comment est-ce
possible ?
Apparemment c’est très simple.
Que sait de l’orage l’habitant de la goutte
d’eau ? Que sait le mille-pattes dans la cave d’une maison qui brûle – que
sait de moi la molécule qui se défait et se refait en silence, quelque part
entre mes os, suis-je mort entre-temps, m’a-t-on inhumé, enfoui sous la
terre ? Elle vaque à ses occupations éternelles, ça lui est complètement
égal si c’est mon Moi et le discernement et la volonté de Mon instinct vital
qui gèrent sa course ou si ce sont des forces plus simples, plus
générales : chaleur, attraction des masses et électricité ?
Cette dame charmante a longé hier aussi le
Boulevard József, et son chevalier servant a hier
aussi attiré son attention sur ce journal, et la petite annonce a paru aujourd’hui
aussi, comme il y a vingt ans et il y a quarante ans.
Devrais-je me planter devant le Chevalier
Servant et lui expliquer qu’il est en retard sur son temps, qu’on ne peut plus
agir ainsi, pour l’amour du ciel, qu’à propos de cette Dame Charmante à
laquelle il avait montré ce journal la philosophie a depuis lors constaté par
l’amère expérience de la pensée, des sciences, de l’esprit de l’époque, du
martyre des penseurs, à quel point c’est une marchandise dangereuse, à quel
point ce Charme représente autre chose que ce qu’il montre : qu’il n’est
pas forcément source de bonheur, d’ivresse et de joies – dois-je lui parler du
Nouveau Contrat des Sexes, nouveau Rousseau d’une révolution à venir qui devra
fondamentalement secouer le monde putride de l’esclavage des hommes ?
Ou bien dois-je m’adapter à son âme simple
et lui réciter le sage avertissement bourgeois de Friedrich Schiller dans mes
livres scolaires :
Drum prüfe, wer sich ewig bindet…[2]
pour l’inciter au moins à une certaine prudence ?
Grâce à Dieu, le Chevalier Servant ne
m’écouterait pas.
Dieu merci, car c’est lui qui a raison.
Que pourrais-je lui dire pour lui faire
oublier le sourire vraiment charmant de Cette Dame Charmante ? Que
pourrais-je lui dire de nouveau, complexe et expérimenté, qui serait pour lui
un blanc-seing, un mandat et une directive plus
sûrs, plus tangibles, plus palpables et plus clairs vers le Pays du
Bonheur, que ne l’est ce petit choc électrique qui l’a traversé de ses yeux à
son cerveau, du cerveau au cœur, à travers le cœur, la colonne vertébrale,
jusqu’aux reins, pour faire bouger
Pourquoi encore hésiter ?
Lui dire de « bien vérifier l’attache
qui va l’enchaîner pour toujours », quelle baliverne ! La fameuse
Boussole, pour le moment, chez nous,
hommes de Bon Sens et de Discernement, indique plus sûrement la voie de
Tu as raison, Chevalier Servant, simple
cellule primitive, élément du corps de la société humaine.
Pour le moment nous ne savons rien de plus
intelligent, que ta façon de construire cet élément !
Quand nous aurons appris, non seulement la
construction mais aussi la création des
pierres de construction – on pourra envisager de séparer la nécessité et
l’amour – de séparer le sourire de Cette Dame Charmante et l’amère contrainte
de la conception.
D’ici là…
D’ici là ta façon de t’exprimer n’est non seulement
pas trop vieillotte – mais au contraire tout à fait moderne. Tu aurais pu être
plus franc et de la voix chevrotante de ton aïeul faune, tu aurais pu bêler le
même verbe (et ta petite annonce n’en est qu’une variante plus pâle) quelque
part dans le bois d’Agricola : « Chloé – viens le soir à la fontaine
- c’est moi – tu te rappelles ? – moi qui hier au crépuscule t’ai mordu au
mollet… »
Pesti Napló, 2 juin 1929.