Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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humains, immergeons-nous !

Rêve de baignade

Je plonge – en un instant tout cesse, tout ce qui me liait à la vie, durant des millions d’années. Je flotte en trois dimensions, les yeux ouverts, dans l’apesanteur – je n’ai ni jambes ni bras, je n’ai que des antennes flottantes, toutes les parties de mon corps deviennent des membres, des nageoires, des vrilles, des tentacules. Où que je me tourne, aucune résistance, aucune gravité, aucune direction contrainte.

Un rêve. Le plus archaïque, le plus enivrant. Le rêve d’Atlante.

La vie file autour de moi dans son mystère. Des lignes torses serpentent sans bruit. Ici tout est différent. Il convient d’appréhender une nouvelle perspective. Avez-vous déjà vu le visage d’autrui sous l’eau ?

Rappelez-vous le poème de Babits :

 

            J’ai modelé tant de merveilles de mes mains

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            Pendant que l’océan éternel bourdonnait

Que les poissons géants autour de moi passaient…[1]

 

J’aurais tendance à oublier en un instant ce rêve confus de centaines de milliers d’années que j’ai passées au dehors, sur la dure terre bornée, dans l’air raréfié, traînant un poids de soixante-dix kilos, luttant péniblement à chaque pas contre la chaîne qui m’attache – j’oublierais ce mauvais rêve oppressant, ce cauchemar d’une respiration haletante, de l’effort dans la prison d’une dimension unique où il n’y a ni haut ni bas que l’avant, toujours dans le même plan, tandis qu’ici, dans cette vie ancienne, authentique – quels sentiments archaïques ! Le ballet de ce poisson – imaginez sa danse dans le sable de la plage !

Et je filerais et je serpenterais et je flotterais vers lui, le haut et le bas, en avant et sur le côté et partout – mais soudain ma poitrine se serre perfide et menaçante – je panique comme Adam dans l’espace – Lucifer ricane – je ne veux plus rien, ni beauté, ni bonheur, ni danse, ni vérité – de l’air !

Et la misérable contrainte, l’idée hasardeuse, cet agencement fortuit de ne pouvoir respirer qu’avec des poumons, me ligote comme une misérable marionnette à son fil – l’instant suivant je sors la tête, m’ébrouant et crachant – Atlante et Héphaïstos, où avez-vous disparu ? – Ah, mes hommages Madame, êtes-vous aussi à la baignade ? Et votre cher époux ? Ah, bien sûr, son usine de salami – et la jeune demoiselle ? Si je me souviens d’elle ? Bien entendu – attendons un peu, où l’ai-je rencontrée la dernière fois – n’était-ce pas à un bal masqué ? Ça me dit quelque chose… N’est-ce pas elle qui a présenté la danse des sept voiles, habillée de nageoires de verre transparentes… Pardon, excusez-moi… je vous ai confondue… avec une vieille connaissance… d’il y a dix millions d’années…

Mille excuses… je retourne un peu sous l’eau !

Situation bête, je ne dis pas le contraire…

Car provenance ou pas, il faut aussi penser au présent, et plus important encore, à l’avenir.

Nous vivons le siècle de la technique – le siècle de la technique, des utopies et des idées fantastiques. Notre cerveau est déjà en train d’assiéger les problèmes ultimes de l’existence, il en est aux détails les plus intimes de la structure du monde, il est proche de découvrir la recette de la création, pour ensuite arracher le gouvernement des mains de la tyrannique Nature, muni d’un programme démocratique. Notre imagination frôle les étoiles, elle projette des routes vers le Soleil, elle s’empare de la planète Mars, elle plante par magie des vignobles sur les chaînes de montagnes chauves de la carte de la Lune.

Et nous volons et nous avons la radio et nous construisons des fusées, et nous cartographions la cervelle aux rayons X, nous démontons les électrons, et nous élevons des plantes et des animaux sur prescription.

En revanche nous n’avons pas la moindre idée de cette Terre sur laquelle nous habitons.

Nous connaissons bien mieux la Lune par exemple, dont nous avons des cartes plus fiables et plus précises. Bien sûr, dit l’astronome – c’est facile, sur la Lune il n’y a pas d’eau, on voit bien toute la surface.

Alors que seul un cinquième de la superficie terrestre est visible et facile à connaître.

Le reste est recouvert d’eau.

Et sur ce point le génie humain qui s’est emparé de l’air et des astres, qui a fait disparaître les distances, qui a résolu les insolubles, s’est tout simplement bloqué, s’est entêté obstinément et sans imagination comme l’âne sur la colline.

Quelle sorte de blocage l’a retenu ? Les hyperfreudiens auraient-ils raison quand ils disent que cet élément archaïque secret, source de toute vie, s’est mêlé au fond de notre conscience avec la notion du sein maternel dans lequel nous avons titubé pendant quelques millénaires et quelques mois dans la mer étroite du liquide amniotique, déguisés en poissons à branchies et en poissons mammifères – et depuis nous ne cessons d’aspirer à y retourner et d’en avoir peur, incapables de nous y résoudre ?

S’il en est ainsi, qu’advienne la grande Analyse et qu’elle nous libère.

Les quatre cinquièmes de la superficie de la Terre sont sous l’eau. Qui oserait dire que nous avons conquis le globe, avant de pouvoir évoluer librement dans ce milieu ?

Nous circulons à la rigueur timidement sur sa surface comme un hydrophile – sous nos pieds des mondes inconnus gigantesques, cinq fois plus de terre que la totalité des continents immergés – des profondeurs et des ravins, des chaînes de montagnes, des volcans et des déserts – des forêts de coraux, un monde végétal et animal inconnu, de riches cultures, mille fois plus riches que les nôtres.

De temps en temps un scaphandrier costaud se permet de s’immerger à quelques mètres, en s’agrippant convulsivement à son tuyau flexible – c’est tout. Comme si dans la lutte pour la conquête de l’air nous en étions au niveau du garçonnet lâchant des cerfs-volants, il y a trente ans.

Et ceci en vertu d’une loi symbolique faussement interprétée de la Bible : nous sommes poussière et nous retournerons en poussière.

Cette thèse doit être corrigée selon les enseignements de la nouvelle science naturelle. Non effacée, seulement complétée, remplacée.

La physiologie a constaté que les quatre cinquièmes de notre corps sont composés d’eau. La proportion est identique à celle des terres immergées sur notre globe.

Dans le plus nouveau testament il faudra réécrire plus rigoureusement le verbe de l’ancien Testament.

Nous sommes issus de la boue, en effet. Mais dans cette boue il y avait bien plus d’eau que de poussière.

Homme, tu dois mourir car tu es eau et tu retourneras en eau.

Retournons-y donc vite, puisque ça doit se faire – retournons à la source, avant que…

Quoi, ce n’est pas possible ? On se noierait sous l’eau ?

Et alors les cent milliards de poissons et les cent mille quintillions d’infusoires ?

C’est différent, ils ont des branchies.

Ineptie.

Nous n’avons jamais eu d’ailes, pourtant nous volons. Nous avons tout juste perdu nos branchies – le mécanisme persiste encore dans le corps de chacun de nous.

Il n’y a qu’à le copier, comme nous avons copié l’œil et l’oreille quand nous avons fabriqué l’image mobile et la radio – et nous avons copié les ailes et copié des organes qui n’ont jamais existé, au moyen de pures spéculations et de combinaisons.

Pour toi, espèce humaine, se présentent des programmes suffisants pour au moins trois cents ans – même au cas où le progrès technique avance et s’accélère au même rythme qu’actuellement, depuis les cinquante dernières années.

D’abord il convient de fabriquer des branchies artificielles. Un mécanisme simple que nous collerons sur nos deux oreilles, tel que décrit dans Capillaria. Le mécanisme dont le moteur est mû par la chaleur de notre corps, extrait de l’eau la quantité adéquate d’oxygène, la mélange à de l’azote, et la conduit à travers la trompe d’Eustache jusqu’à nos poumons. Nous éliminerons le gaz carbonique par le nez, comme dans l’air.

Et la première armada peut démarrer, entre l’Amérique et l’Europe, à pied ou sur de lourds véhicules au fond de l’océan.

D’abord les cartographes doivent décrire le monde véritable – dresser des cartes précises.

Puis les biologistes et physiologistes doivent étudier les conditions de la vie humaine à des profondeurs différentes – remédier techniquement aux éventuelles difficultés.

Enfin s’ouvriraient les écluses et se lanceraient les premières vagues des premiers migrants – partout où ils passeraient, au fond de la mer ou flottant entre deux eaux ils commenceraient à s’installer et à construire – les premières colonies et les premières villes s’édifieraient peut-être sous forme flottante, avec des matériaux apportés de la terre ferme. C’est dans un deuxième temps qu’ils feraient la conquête du fond des mers, en plusieurs couches sous les villes flottantes, en bas, sur le solide, avec des pierres et des minéraux extraits sur place, c’est là qu’ils construiraient les grandes métropoles, avec des avenues et des boulevards, pour leurs autos et machines flottantes (l’avion subaquatique), les fiers alignements de palais gratte-surface, dans le panorama de charmants bois de coraux, forêts, lacs de mercure, fières chaînes de montagnes. Quel beau spectacle cela sera, accéder à une grande ville ainsi illuminée, depuis la petite gondole élégante d’une machine flottante qui s’immergera sans bruit !

Que de pays, que de villes pourraient naître ainsi – l’espèce humaine pourrait quintupler.

Et imaginez maintenant le plus important… aïe… je n’en peux plus…

Excusez-moi. Comment ? Je dois émerger.

De quoi on parlait ? Ah oui, de cette utopie. La nouvelle Atlantide…

J’espère que ça vous a intéressés.

Mon idée était un peu superficielle ?

Ça m’étonne. Je l’ai pourtant inventée en bas, sur le sable dans l’eau pendant que j’y séjournais, il est vrai peu de temps – néanmoins à trois mètres de profondeur.

 

Pesti Napló, 16 août 1929.

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[1] Sonnet de Mihály Babits : Héphaïstos