Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la fÉe carabosse

Note en marge à propos de Tiszazug[1]

Eh bien, pourrait dire après cela le naturaliste intraitable de la fin du dernier siècle – eh bien, Messieurs les écrivains, faiseurs de romans, observateurs et illustrateurs et miroirs de cette Vérité mystérieuse que le commun des mortels ne peut connaître que grâce à vous – eh bien, qui a eu raison ? Où êtes-vous, romantiques, mystiques et idéalistes qui, après la mort du titan sculpté dans le marbre, Émile Zola, avez de nouveau envahi et occupé les tours de guet de l’Observation – qu’en dites-vous, âmes admiratives ?

Et qu’en dirait l’autre, l’adolescent à l’âme shakespearienne, Sándor Petőfi, s’il s’arrêtait maintenant, à la tombée d’un jour d’été, à Tiszazug sur les berges de la Tisza sinueuse ? Trouverait-il encore dans son idée fixe rousseauiste aussi beau, aussi irrégulier et aussi majestueux l’infini des plaines hongroises ? Et avec quel sentiment jetterait-il, après la lecture des journaux du matin, son regard sur la berge d’en face où « Une jeune paysanne s’approchait, une cruche à la main, me jeta un regard en remplissant sa cruche, puis s’éloigna à pas pressés[2] » ? Ne réviserait-il pas un peu la question badine : jeune femme, que caches-tu dans ton tablier ?[3]

Car il s’est avéré que dans le tablier de la jeune femme il n’y a pas toujours que des pommes au bon goût de vin, le tablier de la jeune femme cache parfois un nourrisson mort – et même s’il y avait des pommes, je ne vous recommanderais pas d’y goûter. L’analyse chimique a démontré en effet que le plus souvent ces pommes n’avaient pas un goût de vin, ces pommes avaient plutôt un goût d’arsenic. Les pommes et le nourrisson mort que la jeune femme portait à la hâte à travers champs car il fallait l’enterrer, dans cette bonne terre hongroise bénie, adorée, cent fois chantée. Récemment la contre-expertise a été contrainte de supposer qu’elle contenait de l’arsenic – il est en effet tout de même plus facile de croire et d’admettre que la terre est empoisonnée, plutôt que la réalité : à Tiszakürt et à Nagyrév[4] plus aucun homme n’est mort de mort naturelle depuis vingt ans, plus aucun enfant n’a grandi dans la bienveillance de sa mère.

 

Eh bien, ce ne serait pas un sujet rafraîchissant pour un vaudeville – le pauvre Kálmán Tóth et les autres ont bien fait de mourir ; que pourraient-ils faire avec cette Teréz Bátki, celle qui entre deux strophes de sa chanson empoisonne et enterre son mari, son beau-père, son fils avec autant de facilité que si elle enterrait des oignons de tulipe dans son joli jardin fleuri ?

Assurément ce n’est pas le monde des vaudevilles, et même pas une photo impressionniste réglée au diaphragme le plus net de la nouvelle littérature hongroise. Il s’agit de profondeurs bien plus abyssales, et à l’exception de la nouvelle "Pauvres gens" de Zsigmond Móricz[5], je ne connais aucune œuvre propre à éclairer de telles profondeurs. Nous serions obligés de chercher des cadres plus larges pour essayer de les comprendre – des cadres plus larges dans lesquels les lignes de séparation ne sont plus verticales, elles ne distinguent plus les genres et les ethnies : elles divisent le peuple humain tout entier en strates horizontales. Et nous comprenons que la différence entre maître et serviteur, bourgeois et paysan, entre homme et homme, est plus grande et plus profonde qu’entre races et nations.

Retournons donc à Zola, crie amèrement le néonaturaliste – c’est tout de même lui qui était le Dante de cet enfer. Ce qu’il a dévoilé et montré dans son roman "La terre", l’histoire de la famille Fouan, n’est pas le portrait d’un paysan français ou d’un paysan allemand ou d’un paysan norvégien – il a exposé pour nous l’homme, l’homme lui-même, l’homme archaïque, il l’a porté dans sa paume immense, soulevé de cette profondeur où tuer et manger un frère, un père, un mari pour un arpent de terre, pour quelques bouchées misérables, pour quelques grains de blé, est aussi commun que les larves et les vers qui se mangent et s’entre-tuent  sous le terreau humide.

 

Mais cela se passe-t-il vraiment comme ça ?

N’existe-t-il pas une consolation, un sentiment à décharge, pour harmoniser toutes ces couleurs noires – n’y a-t-il pas un état d’âme plus fin que la musique, capable de transcender, de distinguer, un art pour rendre personnel et humain, cette méchanceté, cette cruauté animale ?

Lois de la zoologie, histoire naturelle comparative, sciences naturelles, psychologie des masses – n’y a-t-il pas d’autre façon que ces perceptions anarchiques pour faire comprendre, n’y a-t-il pas d’autre voie que le darwinisme pour accéder à l’essentiel de cette tragédie aride ?

Me serais-je trompé ? Me serais-je trompé, depuis le début, en clamant obstinément qu’il est impossible d’appliquer à l’homme les lois que la science a établies, superficiellement, à partir de la vie des autres êtres vivants ; leurs modes de vie sont immuables, ou au moins ne changent pas de l’intérieur, seulement de l’extérieur – de même qu’on ne peut pas appliquer les lois de la mécanique au monde général des vivants ? Me serais-je trompé quand je croyais deviner une réciprocité équilibrée de l’âme, du corps, de l’imagination et de la réalité – l’âme qui distingue de soi-même le bien et le mal, l’imagination qui crée du réel et de l’imaginaire, ne seraient-ils en fin de compte que mirages et feux follets, dans le jeu robuste, fatal, de la réalité ? Le créateur et conservateur du monde ne serait-il que la résultante aléatoire de forces aveugles – et, parmi ces forces, la sainte trinité de la compréhension, de l’imagination et de l’amour ne jouerait-elle aucun rôle ni créatif ni façonneur ?

Ce que j’ai professé, avant et après des révolutions, que même sans lois du pouvoir, de la société, de l’économie et de la nature, la société humaine justement parce qu’elle est humaine est capable de maintenir et assurer par elle-même une sorte d’ordre et de loi, sous le signe distinctif de l’amour dans lequel elle était née, ne serait-ce qu’illusion et vanité ?

La société humaine aurait donc cet air-là si une main maladroite négligeait ou relâchait les chaînes de la peur de la loi ? Si nous n’avons plus peur d’assassiner, nous nous mettons aussitôt à nous entre-tuer ? Il n’existe plus de cœur maternel, de compassion, d’amour et d’affection ?

L’homme serait cela ?

 

Eh bien non.

Car une administration publique négligente, des sous-préfets incapables, des procureurs laxistes, des sonneurs de cloches devenus légistes et des médecins déloyaux, hélas, ça ne manque pas sur le territoire national, mais grâce à Dieu il n’y a qu’un seul Tiszakürt ou Nagyrév.

Il fallait aussi quelque chose d’autre, pour que ce presque grotesque, grandguignolesque drame épouvantable, puisse se produire dans sa réalité.

Non des instincts libérés, non la bête dans l’homme, non un certain sadisme inconscient, latent en chacun de nous.

De même que l’édification du drame nécessitait une imagination constructive – pour cette destruction il a fallu la volonté diabolique d’une imagination destructrice.

Il a fallu l’âme d’un être humain, d’un être humain capable d’abord de créer cet enfer, puis le remplir d’âmes damnées, le créer à sa ressemblance, transformer ainsi ses habitants à sa propre image.

De son nom terrestre, cette âme étonnante s’appelait Madame Gyula Fazekas.

Ce qui l’habitait, on ne peut qu’essayer de le deviner – quant à elle, sans mot dire et sans aveu, probablement sans repentir, elle s’est détruite lorsqu’elle a été empêchée dans la poursuite de son œuvre – non dans la crainte d’une punition, j’en suis persuadé. Simplement elle jugeait sa vie sans intérêt du moment qu’elle ne lui permettait plus d’éteindre la vie d’autrui.

Car le but, le programme, la philosophie et la religion de cette âme résidaient en la conviction que la plupart des gens sont un obstacle inutile pour ceux qui comprennent cette philosophie – la voie du bonheur et de la paix conduit donc nécessairement à travers leur cadavre. Seuls les génies et les fous voient et réfléchissent et réalisent leurs idées aussi logiquement que cette matrone villageoise à l’âme napoléonienne, capable en quelques demi-heures de convaincre quiconque que l’enfant n’est pas joie et rédemption, mais fardeau et boulet, que le mari n’est pas père et conjoint, mais obstacle à tout ce qui est bien et beau, aucun d’entre eux n’apporte vie et espoir : ce ne sont pas des êtres vivants mais des tumeurs, des tumeurs qu’il convient d’extirper sans hésiter, sous réserve d’être assuré contre les conséquences de l’opération dangereuses pour nous.

Et seuls les génies et les fous possèdent autant de force que cette matrone pour délivrer ou corrompre des foules, selon que c’est Dieu ou le diable qui les habite.

 

On pourrait en écrire un roman si en dehors du souvenir de ses actes elle nous avait légué quelques notes, données ou images qui permettraient de se faire une idée : qui était ce monstre particulier ? Pas un roman naturaliste – plutôt une épopée romantique, semblable à des légendes.

Car ce qui s’est passé à Tiszakürt et Nagyrév, ce n’est effectivement pas un vaudeville, et encore moins un "reportage collectif" comme on appelle cela aujourd’hui. Oui, il s’agit de la vie du peuple, mais pas au sens imaginé par les vaudevilles ou les chansons.

Cette histoire-là ne se retrouve que dans les contes populaires, on y entend la mélodie sombre, mystérieuse, frissonnante des complaintes populaires.

Un conte de fées, non sur un prince charmant et sa belle Ilonka que l’on raconte à des enfants sages – un conte effrayant que rêvent Hansel et Grätel quand ils ont mal à leur petit ventre.

Les personnages y sont des dragons, des mauvais esprits, des nains et des gnomes.

 

Et la fée Carabosse, Madame Fazekas qui doit en ce moment chevaucher un balai quelque part non loin de la Tisza, ululant et se morfondant de ne plus exister, et de ce qu’il n’y a plus personne pour transformer ceux qui naissent et ceux qui aiment aujourd’hui à Tiszakürt et Nagyrév, en crapauds vert arsenic et les enterrer – ceux-ci vivront désormais heureux et ils auront beaucoup d’enfants.

 

Pesti Napló, 15 septembre 1929.

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[1] Région du bassin de la rivière Tisza, dans l’est de la Hongrie.

[2] Vers du poème de Petőfi, "La Tisza".

[3] À l’époque, une femme, Szuzsanna Fazékas, a empoisonné à l’arsenic plus de 160 personnes.

[4] Deux villages de la région de Tiszazug.

[5] Zsigmond Móricz (1879-1942).  Romancier et dramaturge hongrois.  Écrivain réaliste, descripteur de la vie de province.