Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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zeppelin

Esquisse néanderthalienne sur l’Homme

 

Quelque chose qui ressemble à ce que l’on trouve dans les grottes de Cro-Magnon – des gribouillages bizarres, les premières traces prouvant que l’homme est né et déjà il se voit lui-même.

Les cris inarticulés d’un homme préhistorique apercevant l’homme du futur, le Fils de l’Homme.

Mercredi soir je me trouve au théâtre. Une pièce douce-amère, irrédentiste, sur la grande tristesse hongroise.

Entre le deuxième et le troisième acte, je médite dans le petit fumoir donnant sur la rue, en sifflotant de vieilles chansons. La vie… une vie curieuse… la mienne et celle des autres… des souvenirs… l’enfance… Petőfi… le chant de Kossuth… la Kolozsvár hongroise, la Komárom hongroise[1]… quelles pertes… quel dommage pour elles et pour moi… pourquoi ai-je dû naître justement en cette époque ?

Et alors, ce qui arrive, arrive en l’espace d’un instant comme dans un rêve.

La porte donnant sur la rue s’ouvre brusquement.

Un homme hirsute, la bouche ouverte, saute à moitié du dehors vers l’intérieur – laissant son autre jambe à l’extérieur. Dans ses yeux, un flamboiement écervelé. Il écarte les bras. Il hurle un unique mot.

- Zeppelin !

Et déjà il s’élance de nouveau dans la rue.

L’instant suivant nous sommes nombreux à nous bousculer dans la rue étroite. Je hausse les épaules, j’envoie un clin d’œil soupçonneux dans la nuit humide, frissonnante.

Alors moi aussi j’oublie la bouche et les yeux et les oreilles et les mains et chacun de mes pores ouverts – je me fige, ouvert tout entier, tel un poisson des profondeurs marines, une méduse gélatineuse, lorsque le fabuleux Serpent géant, le Léviathan de la légende juive, la Narval de Jules Verne lui passe au-dessus de la tête.

L’étroite bande du firmament nocturne, découpé par cette rue étroite, est scindée en deux par une tache incertaine, grise, régulière – très bas, frôlant presque les maisons, une masse gigantesque, gluante, passe lentement.

Au premier regard on croit que c’est un nuage, avec deux étoiles vacillantes aux deux bouts. Puis,  horrifié, on comprend que c’est inexact, ce serait plutôt un poisson énorme. Une baleine, ou que sais-je, un habitant de l’océan d’une planète plus grande que la Terre – mais comment a-t-il fait pour monter dans le ciel ? Cet océan a-t-il été renversé, comme un aquarium, des animaux extraterrestres ont-ils été dispersés dans l’espace et l’un d’entre eux s’est-il égaré dans notre atmosphère ? Ou bien le monde s’est-il renversé, la mer là-haut et le ciel en bas ?

Par une rue latérale je cours jusqu’à l’avenue Andrássy. Des gens minuscules, autant de bizarres petites pattes, courent pour traverser la chaussée. Oui, c’est cela l’essentiel, maintenant, ainsi, en trébuchant parmi les autres, chacun sent à quel point il est petit. Les yeux tournés vers le ciel pendant que la masse encombrante défile par-dessus nos têtes, on dirait que la perspective s’inverse – c’est comme si nous nous voyions de là-haut.

Nous sommes de minuscules insectes, une fourmilière affolée. Et tout le monde ressent cela, et pendant un instant nous nous l’avouons les uns aux autres dans un rire fiévreux, gêné, honteux, sous l’ombre du Grand Corps. Tout le monde crie et rit – et ce rire tinte si bizarrement, d’une octave plus haute que le rire habituel des adultes – c’est notre rire d’enfant qui nous est rendu pour un instant.

Un homme grand et élégant court à côté de moi, tel qu’il a sauté de sa voiture – nous nous heurtons. Il me regarde, je le regarde – un visage juvénile, naïf, hilare.

- Mon ami ! Hein ? Mon ami ! – me crie-t-il dans l’oreille, d’une voix de fausset, puis il m’étreint les épaules.

- C’est génial ! – crié-je, et ma voix aussi est une voix d’enfant, comme parlant dans son sommeil. Je l’étreins également.

Une dame plus âgée court en face, elle me bouscule un peu, me décoche un clin d’œil. – Hein ?! – crie-t-elle. Je me retourne, je ris.

- Salut ! – me crie-t-elle.

- Salut ! – je ris moi aussi, je cours vers elle et nous nous serrons fort la main.

Au-dessus de cette compagnie grisée, saoule, survoltée, la Machine sérieuse, adulte, vrombit de son bruit équilibré, constant, grondeur, telle un énorme Réveille-Matin ou un rappel à l’ordre téléphonique pour que cesse la bacchanale et qu’on songe à reprendre le travail.

Mon impression ?

Eh bien – très grande.

C’est la première impression.

Est-il beau ?

Non.

Il est calme et sûr et fort. Il n’a pas de nerfs. Il a deux projecteurs. Il se promène dans le ciel, calmement, sûrement, une sorte de Pleine Lune grise oviforme ou une comète que règle un horaire cosmique. Conscient de sa sécurité calme, il a l’air de s’étonner un peu du tumulte suscité par son apparition. Il est naturel qu’il existe et se promène dans le ciel – cela lui est aussi naturel que s’il y était né.

Comme cela est naturel à la Terre, à la Lune, et aux planètes qui y sont vraiment nées.

Il n’est ni beau ni laid, il est comme les autres objets, les étoiles et les lunes qui équipent l’espace : des formes simples, géométriques.

Ce n’est pas un nouveau moyen de transport au service de l’homme.

C’est un nouveau corps céleste.

En y pensant, ce n’était pas une métaphore poétique de ma part.

Dans sa forme actuelle le Zeppelin, s’il voyage sans discontinuer, fait le tour de notre planète en six jours.

La durée qui selon la Bible fut nécessaire pour créer la Terre.

La Lune fait le tour de la Terre en vingt-huit jours. Au demeurant, quant à sa provenance, d’après la généalogie astrale, elle en est également originaire – elle s’est détachée jadis de la masse de la Terre.

Actuellement la Terre a donc deux satellites.

Une d’allure lente, la Lune, et une bien plus rapide : le Zeppelin.

Ce dernier corps céleste fut, dit-on, créé – tout au moins indirectement, nous le savons – par un Esprit et une Force jusqu’à présent inconnus dans le dictionnaire et parmi les symboles des cosmologies et cosmogonies (religions) – qui se nomment en termes profanes l’Intelligence Humaine.

Les lois du mouvement de ce nouveau corps céleste diffèrent substantiellement des autres, c’est pourquoi la mathématique astronomique est dans l’impossibilité de les approcher. Alors que les mouvements des autres sont réguliers, par conséquent prévisibles et calculables dans la plupart des phases – ceux-ci ne s’accordent pas aux lois connues de la gravitation et de la rotation, ou plutôt en sus de celles-ci ils trahissent la présence d’un autre composant, inconnu des mathématiques, avec ses mouvements non calculables.

Ce composant inconnu, ce nouveau X dans l’équation, découle apparemment de la nature de la nouvelle divinité, celle qui l’a créé : seule la psychologie a une chance de la comprendre et de collaborer avec elle.

Son nom : la Volonté Humaine.

Mon état d’esprit antérieur s’est envolé – le temps que je retourne au théâtre, ne subsiste plus que le souvenir d’un rêve confus, nébuleux, dans le réveil auroral. Mon cœur bat plus vite, ma respiration s’accélère – une sorte de liesse recueillie frétille en moi, c’est Thomas qui dut ressentir cela quand il a vu la vérité en face.

Les frontières de Trianon… les États…

Mais alors – en plus d’être Hongrois… j’ai une autre appartenance – grâce à Dieu !

Le Monde !

Et je n’y peux rien – c’est d’ici que j’attends la rédemption du monde, avec entêtement et obstination, depuis l’enfance – qu’ai-je à faire du cynique narquois ! Qu’ai-je à faire du mystique onctueux !

Qu’ai-je à faire de toutes les épices d’Arabie – de Bouddha et de Confucius et des autres, les contemplateurs de leur nombril, en attente du miracle ! Qu’ai-je à faire de toute la mystique asiatique avec ses pitoyables spectacles de fakirs ! Qu’ai-je à faire du grand miracle, du buisson-ardent, des abracadabra, de la guérison du pestiféré, de la jeune ressuscitée ! Où sont-ils, montrez-les moi, ceux qui se sont nourris de la manne céleste ? Ah bon – ils n’existent plus ; ils ont seulement existé, à ce qu’on dit. Bon d’accord, je veux bien le croire – mais y croire, à quoi cela m’avance-t-il  ? Ceux qui ont mangé à satiété ont de nouveau faim, la jeune fille est morte de nouveau, une seconde fois – pourquoi n’est-elle pas toujours vivante, puisqu’on l’a ressuscitée ? Qu’est-ce que c’est ce miracle qui ne dure qu’un jour, qui ne devient pas une pièce maîtresse de la réalité – qui ne dure qu’un jour pour redevenir ensuite encore une promesse, une promesse, une promesse !

Ce miracle ici, là-haut dans le ciel, est une réalité effective, et qui ne s’effacera plus – il ressemblera à tout le reste dont l’existence nous est familière et que nous ne qualifions plus de miracle – seule sa naissance reste pour nous incompréhensible et merveilleuse, un Miracle d’origine divine.

À l’instar du Soleil et de la Lune et de la Terre et des étoiles.

Il faut croire que cela a eu lieu, puisque cela existe.

Et je dois croire que c’était un miracle, puisqu’il a eu lieu.

Et je dois croire qu’il y a Quelqu’un derrière, car cela se reproduit chaque fois.

Il y a Quelqu’un. Aujourd’hui on le nomme encore animal humain. Mais peut-être n’est-ce qu’un instrument, l’exécutant indirect ou l’annonciateur, ou le successeur, ou le prédécesseur du vrai.

La ville de Budapest accueille un peu distraitement le visiteur, l’annonciateur de l’avenir.

Aucune illumination, pas de projecteurs, même la Citadelle a oublié d’être éclairée. L’oreille et la bouche du monde présente partout, sa majesté la Radio, étaient sourdes et muettes à Pest, sans du tout saluer le Zeppelin.

Nous sommes très occupés, nous n’avons pas le temps de nous embarrasser de telles futilités. Tous ces malheurs, tous ces tracas. Écoutez, le secrétaire d’État lui-même sera contraint d’en dire un mot demain, dans ce machin politique. Et de toute façon, Monsieur le Président, lui, il boude, vu que des espèces de journalistes étrangers lui donnent des leçons politiques, écoutez, j’en ai par-dessus la tête de ces manigances étrangères.

Et maintenant, ce Zeppelin, ou quoi. Ce n’est qu’une ruse allemande, entendez-vous ? Qu’on nous fiche la paix.

 

Pesti Napló, 20 octobre 1929.

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[1] Kolozsvár, aujourd’hui Cluj en Roumanie, Komárom, aujourd’hui Komarno en Slovaquie. Villes hongroises enlevées à la Hongrie au Traité de Trianon en 1920.