Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Attendre… !

Je t’attends… dépêche-toi…

Je t’attends… reviens vite…

Je vous attends[1]… I am waiting for you…

Je t’attends avec impatience, en trépignant…

Partout où vivent des hommes, où des hommes ont vécu, attendre quelqu’un, attendre quelque chose signifie selon l’enseignement de la psychologie un état pénible, douloureux, durable, presque insupportable.

« Lass mich mit Zangen stecken, reißen

Nur warten, warten lasst mich nicht. »

                                               (Heine)[2]

Oh, pourvu qu’il soit déjà là, que cela soit enfin du passé, plus que tant et tant d’heures, tant de minutes, tant de jours, pourvu que l’aiguille de la montre y arrive vite, pourvu qu’on n’ait plus long à attendre !

Et pendant ce temps-là nous ne remarquons pas que pendant que nous attendons avidement et impatiemment l’accomplissement, l’arrivée de la chose ou de la personne attendues, le temps passe, il passe et file inexorablement, obstinément, et pendant que nous appelons la minute, la minute proche, à sa place, derrière elle, à sa faveur, s’approche de nous un autre instant dont nous souhaitons être le plus loin possible, que nous fuyons et craignons, que nous souhaiterions contourner, déjouer, ajourner et escamoter, et c’est pourquoi nous attendons avec tant d’impatience toutes ces petites choses proches que nous avons du mal à attendre.

Puisque, que nous le voulions ou non, c’est la fin de la Grande Comédie que nous attendons tous, même dans les moments où nous croyons attendre le cœur palpitant la joie et le bonheur de la plus belle scène. Derrière le sourire heureux, généreux de notre chérie arrivant au premier rendez-vous, si nous examinions son visage avec des yeux de rayons X perçants, nous apercevrions le rictus d’un crâne osseux dur comme la pierre, aux orbites béantes, acquiesçant avec ironie : « Allons, qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? Je viendrai, ne crains rien ! »

Rien à faire, attendre est désagréable, attendre est mauvais, surtout quand on est jeune.

Plus tard, ayant une ou deux fois dégusté les prémices de l’approche de l’acte final, on devient plus circonspect. On découvre que le temps passe aussi pendant l’attente – ce temps qui est notre temps, qui n’appartient qu’à nous et que personne d’autre ne peut nous rendre. Attendre est aussi une façon de vivre – et comme pendant la projection des cartons au cinéma, le film continue d’avancer. Essayons donc de vivre pleinement les cartons et d’en tirer plaisir.

Nous nous déshabituons bien, spontanément, par nous-mêmes, d’attendre la fin de l’été, la fin de l’hiver, la fin de l’année – avec le temps tout homme bien constitué y acquiert une certaine routine.

Mais il faut un vrai petit art de la vie pour nous rendre tolérable le contenu des brèves attentes habituelles – peu de gens y parviennent.

La plupart conçoivent ces petites attentes comme jetés dans des chambres de torture, ils trépignent et poussent des colères de souffrance alors que c’est manifestement déraisonnable, puisqu’il est impossible de hâter les événements.

C’est à ces gens-là que j’aimerais enseigner l’art de l’attente.

Tout d’abord et en général : partons toujours de l’idée qu’attendre quelque chose, n’importe quoi, n’est ni une épreuve ni un devoir mais un cadeau inattendu, un petit bénéfice non escompté.

Dans le moulin à pédales de notre vie, une petite pause gratuite. Un brin de liberté, une confrontation avec nous-mêmes, une dispense temporaire. Soyons-en heureux, profitons-en.

Bien sûr, il faut savoir comment.

Il ne faut surtout pas penser à ce que nous attendons : c’est essentiel. Cela vaut surtout et avant tout pour les rendez-vous d’amour. Il est conseillé dans ces moments-là de lire des vieilles lettres d’amour et d’observer le temps à rebours dans notre âme. Comme contre épreuve, il n’est pas mauvais de feuilleter nos livres comptables. L’histoire naturelle de Brehm peut également convenir – on peut trouver un immense plaisir dans les dessins des caractères des félins. Peu après on souhaitera même qu’elle vienne le plus tard possible.

L’attente dans une antichambre est en général considérée comme déplaisante, voire humiliante. Grosse erreur. J’ai connu de nombreux ministres et secrétaires d’État que j’avais vus assis dans des antichambres pendant de longues années, patients et souriants – je n’ai compris que plus tard qu’ils revenaient faire antichambre même quand ils n’avaient rien à faire là. Ils observaient et s’instruisaient – c’est là qu’ils acquéraient leur connaissance des hommes et se faisaient des relations.

Mais bien sûr, là non plus il ne faut pas méditer ce que j’allais dire une fois que je serai introduit. Ce n’est pas cela que je dirai de toute façon. Il vaut mieux me bercer d’illusion et imaginer comme ce sera merveilleux quand ce salaud qui me fait attendre ici attendra, lui, dans mon antichambre, quand je serai parvenu à la position où le chemin conduit grâce au piston que je suis venu solliciter aujourd’hui.

Ne t’impatiente pas chez le barbier non plus, mon prochain. Plus longuement tu attends, plus longue sera ta barbe, plus tu auras économisé pour la faire couper. Sors ton calepin, calcule combien tu gagnes si tu rates l’affaire à cause de la lenteur du barbier.

Et puis bien sûr le concierge. C’est effectivement un peu désagréable, surtout s’il fait froid. Pourtant quel gain de temps salutaire pour un mari ! Il a le temps de réfléchir et de bâtir dans les détails, avec qui il a parlé, qu’a dit le président à cette réunion. Que Dieu bénisse ce concierge, quelle chance qu’il m’ait fait attendre, cela m’a permis de remémorer que prétexter Csavolcsek serait idiot, il ne se trouve pas à Budapest.

Quand tu attends un train, essaye de t’imaginer dans un roman de Gyula Krúdy[3]. Considère que la diligence n’est partie que la veille de l’endroit où tu attends ton train dans une demi-heure. Tu verras comme c’est réconfortant.

Lors de la naissance de ton enfant c’est la plus grande sottise de parier si ce sera un garçon ou une fille. Décide que ce sera un garçon. Il ne restera qu’une seule chance que tu perdes.  

Hélas il existe… euh… une certaine attente de… où tu aimerais être… et momentanément ce n’est pas possible, constate en souriant madame au grand cœur… le seul cas où je ne suis pas en mesure de donner des conseils. Dans ce cas un peu de patience n’est pas superflue.

Au demeurant – auswarten und Tee trinken[4], comme dit le bon Viennois.

Avec tout cela je ne veux bien sûr pas dire qu’il faut considérer comme notre plus grand bienfaiteur celui qui nous fait attendre. Faire attendre quelqu’un reste tout de même une vilenie. Moi aussi j’achève vite mon exposé et je cours au café où pour trois heures plus tôt j’avais donné rendez-vous à un monsieur qui m’accueillera en affirmant que je ne dois pas m’imaginer qu’il est assez fou pour m’attendre toujours – s’il m’a attendu c’est uniquement parce qu’il était curieux de savoir si après une si longue attente j’ai encore le culot de venir, autrement dit supposer qu’il m’attendrait aussi longtemps !

Vous voyez que lui aussi il a utilement passé ce temps d’attente. Il a inventé cette posture.

 

Színházi Élet, n°5, 1929

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[1] En français dans le texte

[2] Poème tiré de Lamentations :

Fais-moi tenailler avec des tenailles rougies au feu, {…]

seulement, attendre oh, ne me fais pas attendre.

[3] Gyula Krudy (1878-1933). Grand écrivain hongrois.

[4] Attendre et boire un thé.