Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
baiser dans l’auto
Et autres informations sonores
Une voiture file devant nous dans les
rues du soir – la compagnie assise dans la nôtre voit
confortablement par son pare-brise arrière, comme à travers un
œilleton rectangulaire, ce qui se passe dans la voiture qui nous
précède.
Dans
l’auto il fait noir, seul ce cadre est éclairé.
Et dans
ce cadre apparaissent ensemble, des deux côtés, deux silhouettes,
celle d’un homme et celle d’une femme.
Elles se
rapprochent l’une de l’autre : les ombres sont si nettes
qu’on voit précisément le fin pinceau des cils. Le profil
de la femme bascule légèrement, elle baisse le menton, comme pour
se défendre – apparaît l’ombre de deux doigts virils
et durs, ils soulèvent énergiquement la tête
penchée.
Vient
ensuite ce qu’on lit souvent : "les deux bouches se
soudent".
En
réalité elles se mêlent, telles ces taches
mystérieuses à la face de la Pleine Lune, "Der Kuss im Monde"[1].
Nous
sommes deux couples, assis dans la voiture. Nous restons un instant
figés tellement la chose est inattendue. Ce qui est inattendu, ce
n’est pas de voir des personnes s’embrasser dans une auto, cela
arrive souvent, mais que nous voyions cela directement sous nos yeux à
deux pas à peine, et à l’insu des personnes
concernées – la foudre aussi nous la connaissons bien, mais quand
l’étincelle divine frappe directement sous nos pieds, c’est
comme une explosion des tensions latentes du monde chargé
d’électricité.
Puis nous
nous mettons à crier, de joie, une joie spontanée qui jaillit de
chacun de nous, sans nous consulter – bravo, un autre, crions-nous, les
hommes agitent leurs chapeaux.
Les deux
bouches se séparent.
L’homme
de l’autre auto se tourne vers l’arrière avec un air
guerrier – elle se blottit dans son siège. Notre chauffeur
éclaire leur cadre de ses phares.
L’embrasseur
fronce furieusement les sourcils un instant, mais aussitôt – un
gars de Pest de bon tempérament – il éclate de rire,
brandit son chapeau d’un large geste, tel un comédien à
l’issue d’une production réussie, en remerciement des
applaudissements.
Nous
sommes tous électrisés, nous rions comme des enfants,
l’ambiance est au beau fixe – notre chauffeur se prend au jeu, il
double, nous nous embrassons aussi, puis nous les laissons
nous dépasser – entre-temps l’autre femme
s’est manifestement ressaisie, en l’espace de quelques secondes
nous nous laissons tous entraîner par l’idylle de ce jeu pastoral,
nous organisons une compétition de baisers. Quelqu’un remarque que
c’est une scène digne de Paris, nous comprenons enfin cette
comparaison mille fois rabâchée et ce parallèle banal entre
l’éternel hédonisme de l’âme française
ou grecque, face à la réserve de l’âme anglaise ou
romaine – le monde double d’Apollon et de Dionysos.
Et dans une
ivresse légère, charmante, cavalière, une question me
saisit – eh bien, et même évoé si vous voulez, que se
passerait-il si un jour, après tant d’années, Dionysos se
révoltait de nouveau pour balayer le froid classicisme d’Apollon, l’ennuyeuse
"perception historique" qui ne voit pas devant ses pieds car elle guette
constamment vers le passé et l’avenir – Dionysos se
révoltait et conduisait une révolution au nom de la morale, se
fichant de tout passé et de tout avenir, au nom de
l’Éternel présent qui s’en moque ?
Combien y
a-t-il déjà eu de révolutions, mon Dieu, oh pardon, mon
Zeus, pour des pensées et des idéaux et pour des fragments
d’idéaux, pour des lettres "i" et des lettres
"o" – la raison s’est révoltée, et le pied
s’est révolté, et s’est révolté (le
plus souvent) l’estomac, et s’est révoltée la main,
et se sont révoltés les poumons, et le sang a coulé et les
os ont craqué – quand est-ce que se révoltera le cœur
une bonne fois pour pousser un cri énorme, dans
l’Assemblage : pourquoi suis-je obligé de me cacher, de me
faufiler par des ruelles, moi, la réalité rouge palpitante,
pourquoi suis-je obligé de m’accroupir dans le fond, tremblant et
dissimulé au poulailler, quand sur les tréteaux criards
c’est mon reflet chétif que l’on applaudit à ma
place : l’Art pleurnichant la poésie ?
Après
la révolution du pain quotidien, n’y a-t-il personne pour clamer
à la face du monde la révolution du baiser quotidien, du bonheur
quotidien ? Pour exiger une nouvelle constitution, un nouveau contrat
social – plutôt que des ministères, des mystères,
plutôt que des commissaires du peuple, des commissaires de la beauté,
et pour gérer et gouverner, un couple d’amoureux, des amants
heureux qui comprennent et ne jalousent pas le désir
d’autrui ?
S’il
n’y a pas d’autre moyen – après la terreur rouge et la
terreur blanche et la terreur verte, qu’advienne la terreur bleue –
que la mitraillette du baiser cliquette dans les rues : tremble pessimiste
dissimulé dans le noir, misogyne, misandre, hypocrisie, haine de
l’amour et de la vie !
La
terreur bleue !
Ce
n’est pas si mal.
Cela
pourrait servir de titre à un roman.
En tout
cas, vite : copyright.
Mais pour
le moment on entend d’autres sortes de sonorités.
Elles ne
sont pas nouvelles, elles sont plutôt un peu trop coutumières, la
nouveauté réside en ce qu’elles ne sont plus
projetées devant notre imagination à partir des platitudes des
nouvelles du jour, mais nous les recevons directement, transportées
jusqu’à l’œil et l’oreille, l’imagination
n’a plus à exécuter le travail de restitution.
L’attentat
contre le dauphin du trône d’Italie, nous l’apprenons au
cinéma, dans les bruyantes actualités de la semaine. Une chance pour
la production, elle a capté un événement inattendu,
l’intérêt de l’événement fait
énormément monter la valeur financière du film. La foule
en liesse ondule et ovationne, pousse des hourras, le dauphin la salue –
à ce moment on entend la détonation d’un revolver, les gens
accourent, ils encerclent l’auteur de l’attentat, le dauphin
s’éloigne, indemne. Cette fois c’est la
réalité, presque tous les éléments de
l’histoire s’y retrouvent : le son, la forme et le mouvement.
Une communication des événements vraiment frappante – en
l’espace de quelques secondes, nous fixons un souvenir plus profond,
durable et fidèle qu’en lisant un reportage sur dix colonnes ou
une description historique.
Imaginons
un cours d’histoire dans une centaine d’années. Au lieu de
gros ouvrages et d’ennuyeuses explications exigeant une concentration
tendue pour enclencher le processus complexe et fatigant de
l’imagination pour qu’elle reste continue et cohérente,
notre petit-fils chanceux recevra une image directe.
Un
événement historique projeté sur le mur, tel qu’il
s’est produit. Qui aurait encore besoin de lire des volumes sur
Napoléon, sur la bataille de Waterloo, sur l’incendie de Moscou,
sur la création de la Société des Nations, si on avait
inventé le film parlant et en couleur cent ans plus tôt, comme on
a inventé voilà six mille ans l’écriture et il y a
cinq siècles l’imprimerie, pour la transmission des choses
produites dans la réalité comme dans l’imagination.
Je vous
propose de réfléchir à une question psychologique.
Si
l’âme épargne l’acheminement et l’énergie
allant de la lettre jusqu’à l’imagination en captant non
plus des lettres mais d’emblée des images et des sons, cette
économie est certainement utile d’un point de vue
énergétique, mais d’un point de vue physiologique elle
entraîne une régression, une dégénérescence
de notre imagination, de notre capacité interne de créer des
images, par manque d’exercice et de nécessité. Si nous
recevions le sang injecté directement dans nos artères, avec le
temps notre estomac, notre foie, tout l’appareil de production sanguine
se rabougrirait – c’est la loi de la vie, et cette loi concerne non
seulement les aspects corporels au sens brut mais aussi nos nerfs, notre
raison, notre vie psychique. Aujourd’hui il y a une bonne raison de craindre
que celui qui fréquente trop les salles de cinéma, lise moins,
non seulement par manque de temps, mais aussi parce qu’il perd petit
à petit les capacités d’élaborer et de transformer
intellectuellement un événement décrit dans un livre.
Naturellement
c’est préoccupant et, aux yeux du penseur superficiel, cela
apporte de l’eau au moulin de ces âmes artistiques délicates
qui craignent la culture de tous ces "techniciens" (comme si la
lettre, l’écran, la peinture ou le ciseau n’avaient pas
été eux aussi des outils techniques au départ !).
Mais l’âme et la raison animées par la foi en la vocation de
l’Homme voient aussi l’autre face de la médaille.
Imagination
et raison sont tout aussi infinies que le monde des réalités
extérieures et les tenants et aboutissants dont elles se nourrissent,
c’est seulement la Terre qui a été rétrécie
par les rails, la radio et l’avion, permettant de la parcourir trop vite
et trop confortablement – quant au monde infini, elles le rapprochent
seulement, sans lui tracer des limites.
Observez-vous,
assis devant un livre ouvert et assis devant une image animée.
Dans le
premier cas votre esprit s’occupe à transformer les lettres en
images.
Dans le
second cas votre esprit est dispensé de ce travail. Mais il n’est
pas inactif pour autant.
Vous
voyez d’autres images, au-delà mais pourtant en rapport avec
celles qui défilent devant vos yeux.
D’autres
images, semblables, puisées dans la vie et dans vos rêves –
et maintenant vous avez le temps et l’opportunité de
remarquer la relation, dans le miroir des passions et des sentiments qui
explique le contenu interne des choses, qui s’expliquent, qui se font
mieux comprendre les uns les autres.
Quand
vous lisez un livre, vous imaginez.
Quand
vous regardez des images, vous pensez.
À
quoi ?
Par exemple
à ce problème, à la relation de l’imagination et de
la pensée, que vous n’auriez jamais vu avec autant de
netteté si les images animées n’avaient pas
été inventées.
Pesti Napló, 22 décembre
1929.