Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Mister Europe

Élection du plus parfait spécimen masculin au siège parisien du comité des femmes

 

La PRÉSIDENTE (sonne) : Honorables consœurs ! Ayant achevé les autres points de l’ordre du jour, nous en arrivons à la partie la plus solennelle, le véritable objectif de notre séance : nous élirons Mister Europe, l’homme le plus parfait de notre continent. Je précise à toutes fins utiles que les candidats ne sont pas présents, étant donné qu’ils n’ont pas postulé pour le titre.

PREMIÈRE JURÉE (fait la moue) : Les hommes sont si pudiques !

LA PRÉSIDENTE : Mais cela n’a pas d’importance. La beauté féminine est une modeste violette – pour savoir qui est la femme la plus belle, celle qui se prétend l’être doit se manifester du fond de la pénombre. – En revanche l’excellence masculine est manifeste. Les hommes les plus parfaits, par la nature de la chose, occupent de toute façon des positions bien connues, il n’est donc pas nécessaire de lancer un concours. Il nous incombe donc simplement de déterminer, qui est l’authentique gaillard dans l’auberge Europe – nous proclamerons ensuite l’élu vainqueur, qu’il le veuille ou non.

DEUXIÈME JURÉE : Écoute, Charlotte…

LA PRÉSIDENTE (agite vigoureusement sa sonnette) : Pas de Charlotte. Ici je suis la présidente, avec toutes les prérogatives d’un président. Je vous avertis, Mesdames, que dans la mesure où nous n’arriverions pas à trouver un consensus, la présidente a le droit de décider selon ses vues personnelles, et de nommer son propre candidat comme Mister Europe. Avancez en conséquence vos propositions.

PREMIÈRE JURÉE : Il n’y a rien à discuter. Pas lieu de débattre. L’homme le plus parfait de l’Europe est Mussolini. Un courage de lion, une apparence intéressante, un mari modèle, un politicien génial.

DEUXIÈME JURÉE : Écoutez, tout cela est vrai. Mais quand même, Bernard Shaw est un gaillard autrement plus imposant ! En dépit de son âge avancé il reste le phare de la vie intellectuelle, le penseur le plus original… (Elle soupire.) Quel homme peut être celui qui a eu de si grandes pensées !

TROISIÈME JURÉE : Et qu’est-ce que vous faites de Mosjoukine[1] ?

PREMIÈRE JURÉE : Allons, je préfère alors Conrad Veidt[2] !

DEUXIÈME JURÉE : Au fait, j’y pense, Mister Europe ne peut être que Simon Krausz[3]. (Elle soupire.) Quel homme doit être celui auquel tant d’argent passe par les mains !

TROISIÈME JURÉE : Allons ! C’est ridicule ! Moi je préfère le Prince de Galles ! Quel beau garçon !

DEUXIÈME JURÉE : Il n’en est pas question. Ce n’est qu’un blanc-bec ! Moi je choisis Landru !

PREMIÈRE JURÉE : Quel Landru ?

DEUXIÈME JURÉE : Ce barbu brun de grande taille dont la photo a envahi les journaux il y a deux ans.

PREMIÈRE JURÉE : Tu as perdu la tête ? C’était un tueur en série !

DEUXIÈME JURÉE : Vraiment ? C’est intéressant. Je l’ignorais, j’ai seulement regardé ses photos, il avait des yeux si bienveillants.

TROISIÈME JURÉE : Et puis il a été guillotiné.

LA PRÉSIDENTE (agite sa sonnette) : S’il vous plaît, Mesdames, veuillez vous mettre d’accord. Le temps presse.

PREMIÈRE JURÉE : Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? On ne sait même pas quel est le prix du concours.

LA PRÉSIDENTE : J’ai déjà précisé que, conformément à nos statuts, j’ai déposé le prix en jeu chez un notaire, sous pli fermé. Mais rien ne m’empêche de vous le révéler. Le prix à gagner (elle baisse les yeux) est la main et le cœur de la présidente du jury.

LES JURÉES (se regardent) : Ah… Ah… Ah bon !

 

(Entracte)

 

PREMIÈRE JURÉE : Ben – à vrai dire, moi j’ai pensé au vieil Einstein. Lui, c’est un savant sérieux, établi.

DEUXIÈME JURÉE : À mon avis nous devrions élire un de ces malheureux invalides de guerre affamés, unijambistes, pour illustrer que nous, femmes, regardons les hommes avec les yeux de la commisération et de la compassion.

TROISIÈME JURÉE : Très bien. Moi je propose qu’on élise ce machin, ce savant à l’âme noble, comment il s’appelle déjà ? Celui qui, afin de présenter un sacrifice à l’autel de l’humanité s’est inoculé la rage pour mieux étudier la maladie sur son propre corps.

LA PRÉSIDENTE (agite sa sonnette) : Étant donné, Mesdames, que nous n’arrivons pas à vous mettre d’accord, je proclamerai mon propre candidat.

LES JURÉES (se regardent, sans grand enthousiasme) : C’est qui ?

PREMIÈRE JURÉE : De quoi il a l’air ?

LA PRÉSIDENTE : Ça n’a pas d’importance. Au demeurant c’est un garçon bien de sa personne.

DEUXIÈME JURÉE : Nationalité ?

LA PRÉSIDENTE : Je l’ignore. Il s’exprime en français. Mais il n’est pas bête.

TROISIÈME JURÉE : Impossible de savoir sa nationalité ? Comment il s’appelle ? C’est qui ?

LA PRÉSIDENTE : Je ne le sais pas encore. Je l’ai vu hier pour la première fois.

PREMIÈRE JURÉE : Allons bon ! Où ça ?

LA PRÉSIDENTE : Il m’a abordée dans la rue. Figurez-vous. Naturellement je l’ai vigoureusement remis à sa place. Mais il a été extrêmement courtois, il m’a dit que ce n’était pas de sa faute, mais il était tenu de me faire savoir quelque chose.

DEUXIÈME JURÉE : Tu m’en diras tant.

LA PRÉSIDENTE : Oui. Il m’a dit que cela ne faisait que cinq minutes qu’il me suivait, depuis qu’il m’avait aperçue. C’était plus fort que lui, il devait me faire savoir qu’il était révolté que (elle baisse les yeux) ce n’est pas moi qui ai été élue Miss Europe.

TROISIÈME JURÉE (après une pause) : Je proteste ! Nous ne pouvons pas élire quelqu’un dont nous ignorons tout, le nom comme la qualité !

DEUXIÈME JURÉE : Tais-toi, Olga ! La présidente a raison ! On l’élira. Au pire nous passerons un communiqué demandant au jeune homme qui a abordé hier notre présidente et lui a dit ceci et cela de se manifester, parce qu’il sera Mister Europe !

LA PRÉSIDENTE (agite sa sonnette) : Je proclame donc le résultat : Mon candidat a été élu Mister Europe ! Nous allons passer le communiqué.

PREMIÈRE JURÉE (à la deuxième jurée) : Tu as perdu la tête ? Comment tu peux accepter une telle insolence ?

DEUXIÈME JURÉE (à la première) : Laisse tomber, tu es bête ! Personne ne se manifestera ! Ne vois-tu pas que Charlotte a inventé cette histoire de toutes pièces ? Un mensonge pur et simple – ce jeune homme n’existe pas. Il vaut mieux ne pas trouver du tout un Mister Europe, plutôt qu’en trouver un à qui Charlotte plairait.

 

Színházi Élet, n°11, 1929.

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[1] Ivan Ilitch Mosjoukine (1889-1939). Comédien russe naturalisé français, un des grands du cinéma muet.

[2] Conrad Veidt (1893-1943). Comédien allemand émigré à Hollywood.

[3] Simon Krausz (1876-1938). Directeur de banques.