Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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WAGNER ET LE CINÉMA PARLANT

Réponse à des doutes

15- Wagner et le cinéma les lettres et des opinions sont arrivées à mon adresse après mes récents écrits sur les Allemands et le cinéma parlant.

Ceux qui m’ont bien compris, ou plutôt ceux qui ont bien voulu m’accompagner sur le chemin sans doute accidenté de l’imagination, sur ma façon de déduire l’avenir du présent, m’ont donné raison.

Ceux qui ne m’ont pas donné raison, ne m’ont pas bien compris, en témoignent leurs termes obscurs et imprécis.

Pour ces derniers j’aimerais enfin, une fois pour toutes, résumer mes pensées et ma vision sur cet art nouveau-né. Si j’avais le temps, j’écrirais plutôt un livre sur l’avenir du cinéma parlant, cette question étant source d’exemples et de justification décisifs pour la compréhension définitive d’un problème bien plus vaste et plus important : comment sont liés ensemble la Vie et l’Art, la Nature et la Technique, l’Homme et le Progrès. (Au demeurant il y aurait aussi urgence à redéfinir le paradoxe de l’art théâtral : le cinéma parlant, ce Miroir Vivant, c’est ainsi que je l’appelle, est devenu indépendant de la réalité, il est désormais immortel ; il a été promu au même rang que les autres arts de la représentation corporelle, et par là même il prête une actualité brûlante à la conception universelle de l’art de la scène au sens où nous parlons d’une conception universelle en littérature, en musique ou en peinture.)

 

Car, et mon bref propos se limitera à cela aujourd’hui, l’essentiel de l’avenir du cinéma parlant réside en ce qu’il englobe tous ces arts, et qu’il assiège le but de tout autre art ou représentation : donner une copie sans faille et pérenne à la réalité éphémère.

 

Cette pensée, unifier les arts, dans un genre unique englobant toute la profondeur et toute la hauteur, tout ce qui est sensuel et tout ce qui est au-dessus des sens, tout ce qui est aléatoire et tout ce qui est fatal – ce rêve artistique fiévreux n’est pas né aujourd’hui.

Au milieu du siècle dernier, plusieurs décennies avant la découverte du cinéma en tant qu’instrument de musique du mouvement fixé, ce rêve téméraire, le projet de cette entreprise héroïque rodaient déjà dans le sang et les nerfs d’un génie allemand insatiable et inassouvi qui assiégeait les cieux.

Je veux parler du rêve titanesque de Richard Wagner, le "Gesamtkunst"[1] : le Genre qui n’était pas prédestiné à être un genre mais une Œuvre elle-même, et que seule l’étroitesse classificatrice a dénommé "drame lyrique" – destiné par le projet d’origine à être à la fois une épopée, une tragédie du destin, une symphonie, une composition picturale, une sculpture, une architecture et, non en dernier lieu, la scène de la représentation de l’art théâtral. Un immense Acte artistique qui ferait apparaître évident au spectateur et à l’auditeur que mot et image et musique, pensée et mélodie et bruit, ne sont pas une affaire privée de l’art germée des cases séparées des livres, des galeries d’art et des partitions – mais la source commune de toutes ces manifestations, l’homme, la pulsation de la vie, le sentiment et la passion ; que ces phénomènes, la lumière et le son, la forme et la matière, se transforment les uns dans les autres, confluent en un fleuve commun – qu’ils dépendent seulement de la température de l’existence, du sentiment et de la passion (aujourd’hui nous dirions plutôt leur fréquence) : ce qui l’instant précédent était une image, deviendra l’instant suivant une parole, et ce qui était une parole, si on l’intensifie, se transformera d’abord en rythme et en rimes, c’est-à-dire en poésie, et finira par se sublimer en harmonie et en mélodie, c’est-à-dire en musique !

La nouvelle physique a légitimé ce rêve, dans sa conception considérant les divers phénomènes comme les différents degrés d’un mouvement primordial.

 

Car n’oublions pas : le film parlant enregistre simultanément les phénomènes lumineux et sonores, il les pose côte à côte sur le même disque mince.

Ajoutons-y le monde des couleurs et des formes, la profondeur, la plasticité – et nous disposons d’un moyen propre à mettre tout le monde physique au service de l’art ; et je peux adjoindre à l’œuvre les coulisses du drame, de la conception du poète, à l’état original : quelle richesse pour l’imagination ! Le monde est coulisses ! Alors que la scène de l’action reste la même que celle sur laquelle l’ancêtre de toutes les poésies a placé l’histoire d’Adam et Ève.

Une comédie divine, sur une scène divine, sous les cintres de la voûte céleste !

C’est la scène libérée : Othello dans la véritable Venise, César au pied des Pyramides, Faust dans la vieille ville allemande, Peer Gynt partout : un acte sur les rivages norvégiens, un autre en Afrique.

Et le rêve extravagant de Wagner à propos des tréteaux impossibles sur lesquels des dieux combattent entre les nuages, les montures des walkyries trépignent, les volcans vomissent, et le Bateau Maudit tangue sur les vagues infinies de l’océan – cette invraisemblance théâtrale que l’on a toujours bricolée tant bien que mal, frôlant le comique, avec des chiffons peints, des machineries, des trappes et la lanterne magique – ce pitoyable fatras antiartistique sur lequel a toujours achoppé la grande pensée du Gesamtkunst, peut désormais être jeté au rebut des accessoires superflus.

Mais, parce qu’il reste des gens qui opposent le cinéma au spectacle vivant, tout comme la technique à l’art, je suggère de tenter une réflexion : Wagner, cet artiste à cent pour cent, quel opéra écrirait-il s’il vivait aujourd’hui ?

Veuillez lire ses partitions et la réponse vous sautera aux yeux.

Lui qui cherchait la perfection en tout, exigeait l’impossible pour obtenir le possible, ne pourrait pas ne pas se saisir de cette opportunité fantastique d’être désormais capable de perfectionner, polir, intensifier, créer le travail du comédien, à l’instar d’un chef-d’œuvre écrit sur feuille blanche ou sur papier à portée ou gravé dans du marbre, puisque sa performance ne dépend plus de son état d’âme ou sa disposition du moment (il ne doit jouer son rôle qu’une seule fois !) – et de pouvoir sélectionner ses décors non plus dans les chiffons des décorateurs de théâtre, mais dans les œuvres du Créateur.

Peut-on imaginer qu’il écrirait Le Vaisseau Fantôme pour autre chose qu’un opéra filmé ?

L’inspiration serait servie par les vagues des rivages des mers du Nord qui se brisent en grondant sourdement sur les récifs rocheux – c’est dans cet authentique fracas, le son et l’image des vagues véritables, qu’il aurait cherché les éléments de l’ouverture, en créant imperceptiblement comme par enchantement sa musique, telle le sculpteur qui crée ses figures humaines des mous viscères de la pierre.

Et nous voyons ce bateau maudit rouler sur une vraie mer démontée, de près et de loin, dans les détails et reconstitué dans l’ensemble d’un seul regard, tel que l’exige l’intrigue dans ses moindres finesses. L’orchestre illustre et explique désormais non seulement les éléments épiques de l’action, mais aussi picturaux : il donne un accent à tous les sentiments complexes que soulèvent dans notre cœur un paysage mystérieux, un détail inattendu, le ciel et la terre, toute la Nature.

Le rêve est réalité.

 

Il convient de compter avec encore un dernier argument décisif en apparence, que le romantisme naïf essaye d’inculquer aux cœurs sensibles, affirmant que le "cinéma" ne pourra jamais passer pour un art véritable, puisque sur l’écran on voit des homuncules de toile, des êtres machines et non des êtres de chair et de sang.

Cela est vrai.

Mais qui a prétendu, où et quand, que, depuis que l’homme vit une vie culturelle, la matière de l’effet artistique qui porte sur la vie véritable, ne peut être qu’un être biologique véritable ?

Au contraire.

L’art théâtral et la scène sont l’ultime coutume culturelle primitive mettant l’artiste en contact direct avec son public. Sa relation avec l’art de la représentation du futur est la même que celle du trouvère de jadis présentant ses chansons par rapport à l’auteur d’un chef-d’œuvre qui vend en un million d’exemplaires.

Puisque, au contraire, la substance d’une création artistique est justement d’exprimer la vie sous une forme inorganique, inerte, donc pérenne : lettres, partitions, peintures, pierre.

Et à l’écran, pour promouvoir le comédien en créateur d’une œuvre authentique.

 

Un œuvre authentique : un effort héroïque, car un homme doit montrer bien plus que lui-même, un destin immortel.

Les anciens Grecs et Chinois avaient senti cela quand ils faisaient monter l’acteur vivant sur des cothurnes et les cachaient derrière des masques, afin de dissimuler ce qui, en lui, était médiocrement et fâcheusement "direct" – l’instant éphémère, impossible à saisir.

Pourquoi craignez-vous, pusillanimes, ce masque qu’un œil plus parfait que notre œil photographe fait de notre visage, cet appareil plus domptable, plus réceptif, percevant mieux et reflétant mieux la réalité ?

Un œil machine est meilleur que l’œil humain : nos descendants nous verront mieux que nous les uns les autres.

 

Pesti Napló, 6 avril 1930.

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[1] L’Art Total.