Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UN GARÇON DE NEUF ANS EN 1930

Audience devant sa majesté l’enfant

Ta route te conduit à l’infini,

Mais devant moi désormais le néant…

Kosztolányi

Cela fait trente-deux ans…

C’est moi qui avais neuf ans.

Mille huit cent quatre-vingt-dix-huit[1], deux années après l’exposition du Millénium[2], je m’en souviens bien. Un monsieur qui travaille pour un journal discute avec mon père – je reste debout sur le seuil, petit visage maigre et étrange, les oreilles un peu décollées, je les écoute. Ce monsieur barbu chuchote à l’oreille de mon père, puis se tourne vers moi, il me pose des colles, un tas de questions amusantes, ce que je pense de ceci ou de cela. Je lui réponds dignement et avec pondération, et je ne me vexe même pas qu’ils rient de bon cœur de chacune de mes réponses – je perçois très bien la différence, cette différence (c’était clair pour moi alors) concernant la substance et non les nuances. Je vous accorde qu’il est comique que moi, petit garçon, m’exprime comme les adultes. Évidemment, puisque des adultes qui tentent de s’adresser à moi de façon enfantine, babillent, remplacent des termes par des mots piqués dans mon vocabulaire, ils me font un effet tout aussi comique. Leur conversation quand ils sont entre eux ne m’inciterait jamais à rire. Au demeurant, c’est la même chose avec les livres. J’ai lu La Tragédie de l’Homme il y a deux ans, à l’âge de sept ans, et je l’ai très bien compris, Gulliver aussi, le texte intégral, Robinson et le reste. Pas plus tard qu’hier j’ai lu la nouvelle de Tolstoï La mort d’Ivan Ilitch, elle m’a beaucoup plu, et j’étais passablement vexé quand mon père me l’a retirée des mains en disant que je ne pouvais pas la comprendre. Mais si, Papa, bien sûr que je la comprends – croirais-tu qu’il n’y a que vous, les adultes pour nous observer et nous comprendre ? Nous savons au moins autant sur vous que vous sur nous, sinon plus ! Sais-tu ce que je ne comprends pas, ce qui me déplaît ? Ce sont les livres écrits pour les enfants – ils ne m’intéressent pas, je suis révolté quand je vois entre parenthèses : « remanié pour la jeunesse ». Voyons ! Ne savez-vous pas que c’est la réalité qui m’intéresse, la vie, plus que vous, plus profondément – qu’avez-vous à remanier pour la jeunesse, qu’avez-vous à nous cacher, à nous mentir – voulez-vous contester le ciel étoilé, nier le soleil dans le ciel, le "remanier" – le soleil avec qui j’ai plus à voir que vous ?

C’est ainsi que je sens et que je pense, car on ne m’a pas encore fait bachoter l’histoire de l’évolution, le singe et l’homme sont deux choses distinctes, et un enfant est un enfant, depuis l’éternité et pour l’éternité, et l’adulte est un adulte – ce ne sont pas les variantes, les phases évolutives d’une même chose, ce sont deux espèces humaines séparées, distinctes.

N’ayant pas été "éclairé", j’ignore encore que l’enfant provient de l’adulte, par conséquent je ne comprends pas non plus que l’enfant deviendra un adulte.

 

Selon le calendrier j’ai appris que trente-deux années sont passées depuis, les soi-disant souvenirs semblent le justifier – mais qu’est-ce que c’est, des souvenirs ? En effet, je suis au courant, il y eut une guerre mondiale, quelque chose s’est écroulé puis a ressuscité – le nuage a été chevauché par l’oiseau mécanique et la radio est ici dans notre chambre. Mais je serais au courant de tout cela même sans les avoir vécues – je serais au courant par ouï-dire ou des livres ou par intuition – et j’en serais au courant surtout et principalement parce que je vois ces choses comme survivances et résultats de ce qui s’est passé. Ces choses-là existent, et j’en tire la conclusion qu’elles ont été créées – et c’est cette conclusion que je nomme souvenir, voilà tout.

 

Et maintenant je suis assis ici et je discute avec un monsieur qui travaille à un journal.

Un garçonnet de neuf ans se tient à la porte, avec un petit visage maigre et étrange, des oreilles décollées, il écoute avidement ce que nous nous disons.

Mais je le connais !

Et moi, je suis pris d’une sorte d’effarement en m’éveillant à cette ressemblance. Cette ressemblance est bien plus forte qu’un "souvenir".

Tout à coup je sens que le jeune garçon vivant dans mes "souvenirs", celui que j’ai été tel qu’il est dessiné, ressemble presque moins, plus pauvrement, à celui que j’ai pu effectivement être, que celui-ci – l’autre n’en était qu’une pâle image, alors que celui-ci est la réalité vivante.

Presque la même chose…

 

Ah, sottises, mirage, illusion, trompeur souvenir des nerfs du "c’est déjà arrivé" – puisque trente-deux années sont passées depuis.

Voyons.

Par hasard je me rappelle très bien ce petit garçon d’autrefois, ses sentiments, la couleur et l’odeur de ses sentiments, de ses désirs.

 

- Cini[3], viens ici !

Il fourre les mains dans ses poches, affiche une grimace. Il nous regarde insolemment.

- Viens ici, toi !

(Il a raison. C’est lui qui me donne une interview – c’est moi qui m’étais présenté pour une audience devant sa personne, afin d’informer l’opinion publique : de quoi a l’air notre monde, ce que vaut, ce que représente l’avenir aux yeux de sa majesté l’enfant. Le respect qu’il attend n’est pas illégitime – du point de vue du Temps qui change et qui s’enrichit on peut très bien le comprendre si nos fils nous traitent avec une bienveillance paternaliste. Être père c’est le savoir et l’expérience – mais qui oserait affirmer que mon arrière-petit-fils n’en saura pas davantage que moi ?)

- Entendu, Cini. Je vais te poser quelques questions – mais pas sur tes leçons.  Pas  sur  ce que tu as appris à l’école. Sur des choses que tu aurais comprises tout seul. Comme…

Il hausse les épaules, esquisse de la main un geste de supériorité en signe de compréhension.

- Ouais. Je sais. Pas la culture, mais l’intelligence.

La distinction n’est pas mauvaise. Pourtant – voit-il clairement la différence ? Je connais pas mal d’adultes pour qui ce n’est pas clair.

- Car toi, tu sais ce qu’est la culture et ce qu’est l’intelligence ?

- Évidemment. Mon copain Gyuri est cultivé. Il connaît toutes les rues, tous les rois, les numéros de téléphone et tout… Ce n’est que de la culture. Il connaît les étoiles et le système solaire, il en a lu des bouquins.

- Et l’intelligence, c’est quoi ?

- Ben, quelqu’un qui comprend. Newton était aussi bête que Gyuri, mais en son temps on savait encore mal comment ça marchait avec le Soleil et la Terre, mais il l’a trouvé.

- Ah, maintenant je comprends. Mais pourquoi l’a-t-il trouvé, parce qu’il était bête ou parce qu’il était intelligent ?

- C’est pareil. Il était intelligent, parce qu’il savait qu’il était bête là-dessus, et il n’a pas arrêté de se casser la tête jusqu’à devenir intelligent. Les autres croyaient que ça marchait comme ils le pensaient, et qu’ils étaient intelligents, pourtant ils n’étaient que cultivés. L’intelligence c’est de savoir que je suis bête.

- C’est très intéressant. À mon avis tu n’es pas loin de la vérité. Que penses-tu de la situation politique ?

- Le premier ministre.

- Que vient faire ici le premier ministre ?

- C’est lui, la situation politique. C’est lui qui fait la politique.

En somme : l’État c’est moi.[4]

- Et les autres ?

- Les autres mentent.

Je suis surpris.

- Ils mentent ?

- Oui. Tout le monde ment, les enfants aussi.

- Tiens donc. Toi aussi ?

- Quand c’est obligé.

Où est-il allé chercher ça ? Expérience ou spéculation ?

- Dis-moi, Cini, à quoi penses-tu le soir au lit ?

- Quand il fait nuit, je me tapote la bouche et les oreilles, je vérifie si elles sont encore là. Mes oreilles sont plus grandes dans le noir.

Observation étonnante. Je la recommande à l’attention d’Einstein, pour une nouvelle théorie de la lumière.

- Quel est l’animal auquel l’homme ressemble le plus, d’après toi ?

- L’homme à aucun, mais le singe ressemble à l’homme, ses gestes sont pareils, et quand il fait de la gymnastique, c’est pareil que Les Quatre Diables[5] au cinéma.

- Et que penses-tu : si l’homme change un jour, comment sera-t-il ?

- Ben – différent. L’homme est l’animal le plus intelligent. Il aura peut-être huit jambes.

- Parce qu’il est plus intelligent ?

- Ou peut-être plus de jambe du tout. Je ne sais pas.

- Que penses-tu de l’amour ?

- Une ânerie.

- Tiens donc. Pourquoi ?

- Parce qu’on n’en a pas du tout besoin. Les gens se reproduisent  toute façon.

N’insistons pas.

- À ton avis, qui sont plus heureux ? Les adultes ou les enfants ?

- Les adultes.

- Ah oui. Tu n’es pas vraiment heureux ?

- Je l’ai été. Mais je ne le suis plus.

Je m’attendris, j’attends un aveu lyrique, avec des yeux en larmes.

- Mais pourquoi ?

- Parce que j’ai échoué.

- Tu as raté quelque chose ?

- Oui. Je n’ai pas réussi ce que je voulais.

- Qu’est-ce que c’était ?

- Je ne veux pas le dire.

Je cesse de l’interroger – puisque je sais bien ce que c’est : je le sais aussi bien sinon mieux que si je m’en souvenais, du temps de mes neuf ans.

Et s’il ne peut pas le dire, lui – croyez-moi, c’est parce que je ne peux pas le dire moi non plus.

 

Pesti Napló, 19 janvier 1930.

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[1] En 1898, Karinthy avait 11 ans…

[2] En 1896, la Hongrie a fêté les mille ans de l’implantation des Magyars dans la région.

[3] En 1930, Cini, le fil de Karinthy avait en effet 9 ans.

[4] En français dans le texte.

[5] Film danois (1911).