Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Une exécution.

Dans la cour sévère de la maison d’arrêt, les gardiens s’alignent en demi-cercle, derrière eux quelques curieux : le public. À l’intérieur, près du mur, un solitaire poteau en bois, à la hauteur de deux marches : la potence. À quelques mètres, une longue table sous les inamicaux nuages du matin, sur la table quelques dossiers, un encrier, pour le greffier.

Les personnalités officielles font leur apparition.

Le procureur devant, suivi de deux assesseurs et un greffier. Ils occupent leur place derrière la table sans dire un mot. Le greffier dispose une feuille blanche devant lui, le procureur plonge dans ses dossiers. Le bourreau a pris subrepticement sa place au pied de la potence, avec ses aides : leurs mains expertes examinent les installations.

Le procureur lève les yeux par-dessus ses lunettes puis ordonne :

- Amenez le condamné.

Deux gardiens saluent et s’éloignent au pas cadencé. Silence.

Deux minutes plus tard apparaît le défilé au coin du bâtiment : entouré de six gardiens de prison, sans col et sans cravate, un jeune homme blond. Il accorde son pas aux autres. Quand le petit groupe approche, on voit qu’il a une cigarette entre les doigts, il tire calmement une bouffée.

Le condamné.

Les six gardiens exécutent un quart de tour, puis un pas sur le côté – ils dirigent le condamné devant la table. Celui-ci se tient droit, au garde-à-vous. Il tire encore deux bouffées, puis il jette le mégot. Il sourit. Il attend.

Le procureur se lève, un document à la main. Il entame une lecture rapide et monotone :

« Au nom de la Haute Cour… untel et untel… ceci et cela… Pour ces motifs le tribunal d’instance… interdiction d’exercer… à mort par pendaison… Le tribunal de grande instance… annulé… à la suite de quoi… »

La lecture dure depuis au moins deux minutes. Mais apparemment on s’approche de la fin.

« … àlasuitedequoi lademandeengrâce ayantétérejetée, danssadécision numéro leprocureurdelarépublique a ordonné l’exécutiondelasentence, et conformément à cetordre jetransfère lecondamné… »

À cet instant un événement inattendu.

Le condamné lève le bras.

Brouhaha enfiévré. Que va-t-il se passer ? Une résistance ? Une supplication ? – va-t-il se ruer sur une personnalité officielle ? Ou fera-t-il une déclaration inouïe ?

Le procureur arrête nerveusement sa lecture.

- Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce que c’est ?...

- Excusez-moi, répond le condamné d’une voix posée et cristalline, d’une extrême courtoisie, auriez-vous l’amabilité… je n’ai pas bien compris… c’était la décision numéro combien ?

Le procureur se plonge dans son dossier.

- Vingt-six mille trois cent quarante-cinq…

Le condamné fronce les sourcils comme un lycéen qui potasse sa leçon.

- Vingt-six… mille… trois cent… quarante-cinq… Vingt-six… mille… trois cent… quarante-cinq… Vingt-six… mille… trois cent… quarante-cinq…

Puis, le visage déridé, accompagné d’un geste courtois inimitable, il dit :

- Merci. Poursuivez, Monsieur le Procureur, je vous prie. Vous en étiez à : je transfère le condamné…

 

Pesti Napló, 1er mai 1930.

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