Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
INSUCCÈS
vec quelle facilité nous
prononçons ce mot : « insuccès ».
Mais avec la même facilité
nous prononçons également : vie. Ou : mort. Ou :
amour. Ou : fidélité. Ou : déception.
La simple différence est que ces
mots, si ce n’est pas la politique ni la société, au moins
la littérature les prend au sérieux – des romans, des
pièces et des poèmes dessinent et analysent les héros de
ces grands secouements psychiques.
C’est affaire
d’écrivain.
Mais qui va écrire
l’écrivain si un jour c’est lui qui devient le héros
tragique de sa propre vie, au regard de sa propre œuvre ?
Affaire privée. Affaire
d’atelier. Mais sa relation avec l’œuvre, avec le travail est
aussi tragique et fatale pour lui que pour quiconque et si son enfant, son
épouse, un amant ou une maîtresse se placent au centre de drames,
c’est justement lui, lui seul, qui le sait, et il ne le dit pas car il ne
peut pas avouer que pour lui c’est le plus important – s’il
l’avouait, la question pourrait se poser : pourquoi alors
n’a-t-il pas écrit sur cela,
sur le plus important ?
Il préfère ne pas
l’avouer, même à lui-même.
C’est ainsi qu’il devient
tragicomique !
Semblablement au mari trompé, le
dernier à ignorer ses cornes.
Et le pauvre est ménagé par
tous au nom d’une fausse bienveillance, d’une fausse compassion,
comme un malade.
Et lui, il joue le jeu.
Si tu le croises dans la rue, tu lui dis
distraitement : ah, je vous félicite, et il répond
légèrement : merci. Tu te mets vite à parler
d’autre chose mais ça éveille ses soupçons. Il
commence à insister, le malheureux, comme si pour lui aussi cette
affaire n’était qu’un sujet de conversation léger,
objectif – à la manière d’un phtisique parlant de la
phtisie qui gagne du terrain en général, d’un point de vue
scientifique.
- Oui… après le grand
succès de la première on aurait pu s’attendre… mais
les conditions économiques…
- Oui, c’est cela, te
dépêches-tu de l’assurer, les conditions sont très
défavorables. Partout dans le monde. Ajoutons-y le cinéma
parlant… ces loisirs bon marché…
- Oui… oui, répond-il
rêveusement – et il lève sur toi des yeux pleins
d’espoir… – En réalité je ne peux pas me
plaindre… Il y avait du public ce soir aussi…
Bien sûr. Il y avait du public. Une
douzaine de personnes qu’au fond de son âme il hait, il les hait davantage que les huit cents autres qui ne sont pas
venus – ce sont eux qu’il rend responsables pour les absents :
il a le sentiment en quelque sorte qu’ils sont venus par joie maligne,
pour rire de son échec.
Mais il ne s’avoue pas cela non plus.
Et pendant qu’il marche en
méditant dans les rues, les gens, les choses et les objets, les
connotations lointaines, le ciel et la terre, se transforment lentement en une
grande pharmacie dans laquelle on détaille exclusivement une panoplie de
narcotiques, de remèdes assoupissants et consolateurs de sa douleur.
Comme il fait frais. Bien sûr,
comment veut-on que les gens aillent au théâtre quand il fait
frais ?
Comme il fait chaud. Ils ne sont pas assez
fous, les gens, pour aller au théâtre quand ils peuvent aussi
aller pique-niquer.
De toute façon… il l’a
bien dit, l’autre… c’est comme ça partout… Nous
vivons au siècle de la technique…
Ils sont mignons ces enfants qui jouent
là dans le parc… Que d’enfants…
Et comme ils sont gentils… Leurs
parents doivent les adorer… Ils doivent préférer rester
avec les petits, le soir à la maison… plutôt que de
sortir… d’aller s’amuser ou d’aller au théâtre…
Vas-tu me ficher la paix, sale gosse ? On ne peut jamais être
tranquille…
Quel beau bâtiment. Comme il est bien
placé. Hum. En fait, euh… Ce maudit théâtre… il
est drôlement mal situé – qui diable passerait dans ce
maudit quartier ?
Il n’aurait pas fallu leur donner la
pièce.
Mais le problème est que
déjà la pièce précédente a fait un four. Les
gens ont perdu confiance dans ce théâtre.
Mais la plus grande malchance est quand
même que la pièce précédente a eu tant de
succès. Elle a siphonné le public.
Et puis la foire nationale… Tous ces
provinciaux qui montent à Pest pour la foire… hum…
voilà pourquoi les Budapestois ne vont pas au
théâtre… ça les occupe… ils sont obligés
de recevoir les cousins de province qui les empêchent d’aller au
théâtre…
À propos de qui a-t-il
déjà lu ça, il ne s’en souvient plus… Ah oui,
ça y est ! De Bizet, qui après la première de Carmen s’est jeté dans la
Seine, tellement ç’avait été un four… Pourtant
c’est l’opéra le plus joué au monde.
Que se passe-t-il ici, que se passe-t-il
là-bas ? Quelqu’un s’est fait écraser ? Un
meurtre ? Regarde cette plèbe… Elle adore ce genre d’événement…
Hum, Csáky avait peut-être raison,
j’aurais dû garder cette scène avec le revolver au
deuxième acte…
Ah non, c’est autre chose. Les gens
s’attroupent autour d’un grand tuyau. Ah oui, une lunette des rues
pour observer les étoiles… pour dix fillérs on peut
regarder les étoiles… Évidemment, si ça coûte
si peu cher… on peut les comprendre… qu’ils choisissent
plutôt ça…
Des myriades d’étoiles…
Le diable l’emporte, il avait bien
dit au directeur qu’il fallait engager Csortos
pour le rôle, avec la Titkos… Mais une
fois de plus il a été mesquin…
Jaloux et furieux, il lève les yeux
vers les étoiles. Ils ne sont pas avares de réclame lumineuse
pour cette pièce ressassée là-haut dans le ciel… La
publicité, ça paye… Faut pas
être radin.
Il détourne les yeux.
Sans s’en rendre compte, ses pas le
conduisent devant un autre théâtre.
Alors il s’arrête,
médusé.
Un écriteau à la porte.
Complet.
C’est le coup de grâce pour son
pauvre cœur.
Mais ça ne dure qu’une minute.
Puis son visage s’éclaircit,
comme celui d’un idiot qui a enfin trouvé l’idée fixe
qui lui convient.
Alors tout devient clair !
Bien sûr ! Comment n’y
avait-il pas pensé ?... Comment
le public pourrait-il aller voir sa pièce – alors qu’il se
trouve dans un autre théâtre au même moment ?
Et voici la grande consolation :
Qui ose prétendre d’une
pièce qu’elle a fait un four, alors que personne ne l’a
vue ? Où et quand a-t-elle fait un four, devant quel public ?
Vous voyez ?
Színházi
Élet, 1930, n°20.