Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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congrÈs d’auteurs aux champs ÉlysÉes

(Communiqué céleste)

 

(Notre envoyé spécial, sans s’épargner aucun sacrifice, après s’être soigneusement muni de son passeport, de visas, de lettres de recommandation ad hoc, s’est tiré une balle dans la tête et s’est fait inhumer, afin de pouvoir se présenter à temps à Parnassos, capitale de l’Élysée, au congrès d’auteurs annoncé. C’est de là qu’il nous envoie la dépêche ci-dessous.)

 

Je suis arrivé à midi à la station frontière en compagnie de deux commerçants en faillite, dans un compartiment séparé, celui des suicidés. Deux archanges en uniforme entrent dans le compartiment pour vérifier nos passeports. Ils veulent me transférer à Village Astral, dans les éliminatoires, je brandis ma carte de presse. Longues tractations, envoi de dépêches à la Porte, c’est soi-disant sans précédent. Après deux heures de tergiversations un ange coursier arrive avec un cachet spécial, Sa Sainteté Pierre en personne a accepté ma lettre de recommandation, j’ai le feu vert. Je prends congé de Berger qui apparemment va être emmené en enfer, il me prie d’essayer de lui procurer un transport d’huile de chauffage.

À la Porte, nouvel obstacle. Ils n’ont pas reçu l’autorisation d’accès. Heureusement, Béla Szenes[1], le petit Szenes, auquel Sándor Bródy[2] avait soufflé que j’arriverai aujourd’hui, est venu m’accueillir à la gare. Nous nous sommes vivement réjouis de nous rencontrer, il s’est occupé de tout, à trois heures pile j’ai enfin franchi la Porte.

Le petit Szenes se chargera de trouver des logements, j’aurai une chambre confortable à l’Hôtel Nuage Rouge. J’ai ouï dire que Molière, du Sixième Empire, est descendu au même endroit ; l’après-midi je tâcherai de faire une interview avec lui. Pendant le trajet, Szenes me donne des informations sur le congrès. Les inscrits sont presque tous arrivés. Aristophane a ouvert hier la séance en sa qualité de doyen, une rapide ambroisie ce soir au palais du gouverneur, puis accueil solennel, queue-de-pie obligatoire. Suivi d’un défilé de parade sur la Voie Lactée, marche des comètes, en présence de dignitaires militaires. Napoléon et Jules César salueront les auteurs. Séance plénière demain à onze heures sous la présidence du vice-ministre Shakespeare avec, à l’ordre du jour, les tantièmes (il me dit qu’ici on paye en unités nommées "béatitudes" avec des coupures millénaires, c’est un système compliqué, il l’expliquera la prochaine fois) ainsi que le règlement de l’affaire des historiens, commentateurs et épigones ; on chuchote que Goethe a proposé au Pouvoir Exécutif qu’ils soient contrôlés et sanctionnés au niveau supérieur, il a aussi été question de préparer au Parlement un projet de loi stipulant qu’on puisse priver ces gens-là de l’autorisation de naissance ou du permis de venue au monde. Après la séance un déjeuner à huis clos chez Socrate, puis une croisière en bateau sur la Huitième Dimension, conduite par Zoroastre. Le soir Moïse recevra les invités au Mont Tabor. La suite des programmes dans mon prochain communiqué.

Je suis servi par une charmante et mignonne blonde, elle me prépare un bain à la Mohamed. J’ai une demi-heure pour flâner en ville, je fais un saut dans un distributeur de manne. La manne est délicieuse, quand on y goûte la première fois, elle évoque un peu un premier baiser. C’est légèrement gris que je me retrouve dans la rue où justement apparaissent les crieurs chérubins avec des piles rouges d’exemplaires de "Nouvelles Célestes". C’est Tolstoï qui signe l’éditorial, il salue les auteurs. Sous la manchette un poème de Dante et une nouvelle de Maupassant. Un communiqué sur l’ajournement de la session parlementaire. Des préparatifs de guerre au royaume d’Hadès, il paraît qu’il y a eu des rassemblements de troupes au port de l’Enfer ; entretien d’un journaliste avec le généralissime Belzébuth qui déclare que son monarque n’est animé que d’intentions pacifiques. Les petites annonces sont très intéressantes – nuages à louer, âmes cherchant emploi, etc., un mari qui vient d’être rejoint par son épouse céderait son affaire pour cause d’expatriation.

Une demi-heure avant d’écrire ces lignes, un claironnant "Comment tu vas, mon pote ?" me frappe l’oreille depuis la terrasse du café de La Grâce ; je reconnais aussitôt Sándor Bródy. Il est assis à une table ronde, sous un nuage bleu dont émane une discrète lumière astrale, en compagnie d’une svelte jeune femme et d’un homme aux yeux gris clair. À l’intérieur une Musique des Sphères joue la dernière composition de J.-S. Bach, je reconnais au pupitre le chef Mendelssohn. Le vieux Sándor se réjouit de me voir, il me fait asseoir, il commande du nectar frais, "un vieux millésime", me souffle-t-il à l’oreille.  Je demande discrètement qui est la dame ; j’apprends que j’ai l’honneur d’être en présence de Salomé, venue participer à une soirée de gala, elle nous quittera demain ; elle se chamaille avec Bródy, elle porte de nouveau ses ailes, Monsieur Sándor me fait savoir qu’elle a envoyé ses voiles en nettoyage au purgatoire, ils ne seront livrés que demain. Une jeune âme, un jeune homme aux yeux gris clair et au fin sourire s’enquiert des nouvelles de la terre, il s’intéresse particulièrement aux héritiers des Éditions Cotta, comment ils s’en tirent – il déclare avoir rencontré leur grand-père en enfer où il a vécu pendant vingt ans en exil volontaire. Je me présente, nous prenons aimablement congé et il me tend négligemment la main :

- Heinrich Heine.

Sur cette terrasse je termine la rédaction de la présente dépêche. Demain j’enverrai un nouveau communiqué.

 

Színházi Élet, n°25/1930.

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[1] Béla Szenes (1894-1927), journaliste, écrivain, traducteur.

[2] Sándor Bródy (1863-1924), écrivain, auteur dramatique