Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MONSTRE ET ÜBERMENSCH[1]

Bain de soleil péripatétique

37-Monstre et übermensch lême ici vous philosophez, Tricotnoir hoche la tête, dégoulinant en sortant de l’eau, il s’installe près de nous et attrape nos derniers mots – même ici vous philosophez, au lieu de vous dorer le ventre et d’observer autour de vous, regardez les jambes superbes de cette blonde.

Mais c’est de cela que nous parlons, Tricotnoir, cher ami, qui siffles et te délasses insouciant comme un merle. C’est de cela que nous parlons aussi – bien sûr que c’est de la philosophie, par Jupiter ! Car philosophie et heureux repos signifient une et même chose, comme ils signifiaient effectivement une et même chose à la table d’Épicure et dans le jardin d’Académos, qu’accessoirement ce bassin de style grec avec son péristyle en gradins nous évoque si bien – repos et allégresse, casse-tête et gymnastique de l’esprit ? Non, je dirai même aération de l’âme qui s’étire.

Ce sont des moments privilégiés où des idées neuves germent dans notre esprit – non quand nous lançons, mais quand nous refrénons le mécanisme grinçant équipé pour le combat et la dispute. Dans ces moments jaillissent des étincelles et des éclairs de lumière : suffisamment pour voir plus loin et plus en profondeur que de coutume.

 

Vois-tu Tricotos, exactement quand tu sortais de l’eau pour venir vers nous, Gorgias disait quelque chose de lumineux – quelque chose d’intelligent et, tu vas rire, mon cher Tricotos, justement à propos de la blonde. Il disait que ces jambes ne sont pas encore bonnes aujourd’hui, mais d’ici quelques années elles deviendront nécessairement en vogue, or cette femme le pressent inconsciemment et s’y prépare.

 Je lui ai répondu que c’était bien vu, que j’aimais et j’approuvais cette conception qui dans la compréhension des phénomènes ne mesure pas les choses uniquement à l’aune du passé mais songe aussi à l’avenir.

En revanche, je n’aime pas le nouveau livre de Kretschmer[2] sur l’homme génial, qui une fois de plus ne reflète dans le fond que la conception de Lombroso : une fois de plus la génialité dans le miroir de la pathologie, le génie serait un monstre, un désordre du développement, quasiment un infirme, un individu de valeur diminuée du point de vue de l’espèce humaine. Il se situerait plus près du malade que l’on a transporté récemment à la clinique de mon ami Manninger, chez lequel une sorte de monstrueux appendice de poulpe mouvant s’enroule à la place d’un visage humain, plus qu’à, disons, un avant-centre de l’équipe nationale.

Retomber dans les sentiers battus des idées du dix-neuvième siècle, la théorie de l’évolution, le matérialisme historique, l’emploi des méthodes, recherches et explications toutes faites, semble confortable. Mais même, ce n’est pas si confortable que ça, grâce à Dieu – numquam revertar[3] ! – cette méthode ne pourra jamais extraire de l’histoire de l’Intelligence le Mene Tekel de Nietzsche que les soi-disant "étudieurs" de la science historique criaient ainsi vers les vétilleux : vous falsifiez le présent, car vous voulez le construire sous tous les aspects à partir de l’enseignement du Passé – et vous ne prenez pas en compte ce qui là-dedans désigne l’Avenir. Chez vous tout est Résultat Final, conclusion d’un processus – or tout cela n’est que Commencement et Démarrage, car  le monde est recréé à chaque instant.

Vous observez le monde et vous dites : ceci s’est "perfectionné" à partir d’un bourgeon.

Et si la fleur redevient un bourgeon ? Est-ce une régression ?

Du point de vue de l’espèce, pour vous le génie est un malade. Pourtant, lorsque apparaîtra l’Übermensch dans le monde, d’après vous, à qui ressemblera-t-il davantage : à vous ou à ce monstre ?

Vous n’êtes pas meilleurs que les singes qui manifestement avaient relégué au rebut le premier singe "malade" parmi eux : l’homme.

 

Expérience par la pensée :

Supposons que le Genius de l’espèce humaine, norme de toute "santé", abandonne l’expérimentation actuelle qu’il mène victorieusement contre la nature, indirectement, au moyen du cerveau de l’individu humain¸ par la méthode du progrès technique (homo faber !), et qu’il revienne au principe orthodoxe qualifié de darwinien : en somme, il s’efforce à résoudre sa tâche, non à partir de la volonté de l’individu mais avec celle de l’espèce, à l’aide de l’instinct, avec des moyens organiques, physiologiques et zoologiques.

Cette phrase compliquée mais très claire signifie que dans ce cas il parvient aux avantages du vol, par exemple, non parce que quelqu’un parmi nous invente l’avion, mais comme dans les temps anciens, quand le lézard est devenu oiseau : toute l’espèce se coalise pour faire pousser des ailes vivantes sur son dos à partir des organes existants, comme nous le connaissons de la "sélection naturelle".

On peut y parvenir ainsi, mais c’est un peu plus lent. Les frères Wright ont mis dix ans pour fabriquer leur aéroplane, toute l’espèce aurait besoin de quarante ou cinquante mille années pour se faire pousser des ailes.

Alors supposons que ce processus démarre de nos jours.

Au début sur les deux épaules de certains d’entre nous, précisément les plus développés, apparaîtraient deux moignons, avec une structure difforme : le premier germe, l’embryon et nid hormonal des futures ailes, qui après moult générations deviendront des ailes.

Naturellement personne ne se douterait de ce dont il s’agit – seul l’individu est capable de réfléchir et anticiper, l’espèce ne peut qu’agir.

Que se passerait-il donc ?

C’est évident.

Selon l’état actuel de la science on constaterait que de telles choses ne peuvent pas se produire dans un organisme normal et sain, que c’est une excroissance maladive, une nouvelle maladie, une tumeur qu’il convient d’urgence d’extirper, et qu’il faut tout faire pour veiller à ce que le descendant, au cas où on décèlerait une disposition, ne puisse pas l’hériter.

 

Ce n’est qu’une expérience par la pensée, et il est peu vraisemblable que cela puisse se produire réellement. Mais il ne serait pas inutile que les explicateurs de l’âme tiennent compte de cette possibilité, au sens figuré.

Et qu’ils tentent de saisir cette question par le bout plus difficile, moins confortable, mais plus digne de l’homme. En laissant une place à l’hypothèse que tout phénomène vital sortant de l’ordinaire n’est pas forcément pathologique.

 

Et écouter un peu plus attentivement, avec moins d’ironie et de mépris, le bégaiement du héros débutant de Danse des papillons[4] en Taupiterre.

L’image cinétique renversée approche vers nous depuis l’avenir : il ne serait pas inutile de se préoccuper de l’enseignement à en tirer. Cela pourrait tracer les contours d’une science renversée de l’évolution.

Cette science renversée de l’évolution s’appelle l’anticipation.

 

Pour le moment même la science naturelle humaine la plus fine, prise au sens le plus noble du terme (pardon pour le paradoxe), ce qu’on appelle la psychanalyse, fouille l’explication des phénomènes compliqués de l’âme uniquement dans le passé : il n’est pas étonnant qu’elle y trouve tant de phénomènes "maladifs".

Je croise quelqu’un qui "sans aucune raison" exerce sur moi un effet d’abattement. Les psychiatres m’auscultent, m’auditionnent, cherchent dans mon passé, dans mon enfance, une blessure que cette personne évoquerait involontairement en moi.

Et s’il s’avère (voir ma nouvelle : Le marchand de glaces italien) que cette personne  m’assassinera sans le vouloir dans une guerre mondiale future ?

Télésentiments ? Télépathie ?

Des termes bon marché, stupides, compromis.

 

Il conviendrait plutôt d’édifier un nouveau concept pour compléter les concepts inaugurés par Freud de conscience inférieure et conscience de soi – le concept de la conscience supérieure, de l’Überbewusstsein[5],  pour que nous comprenions le génie et le prophète…

Subconscience – le passé.

Conscience – le présent.

Überbewusstsein – l’avenir.

 

Pesti Napló, 6 juillet 1930.

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[1] Surhomme.

[2] Ernst Kretschmer (1888-1964). Psychiate allemand, auteur d’une théorie biotypologique. Cesare Lombroso (1835-1909). Médecin italien, connu pour ses thèses sur le criminel né.

[3] [Rien] ne revient jamais.

[4] Pièce de théâtre de Karinthy

[5] Néologisme fabriqué par Karinthy "Sursonscience" d’après "Unterbewusstsein" : subconscience.