Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

lettre de Sankta Sanktirovna sorcierova À la tcheka

 

(On apprend que la Tcheka de Leningrad a confié la surveillance du comportement politique de l’ambassadeur russe à Londres à sa propre épouse.)

 

Londres, 1930.

39a-sankta sordierova lamarade Commissaire du Peuple,

 

Dans le cadre de ma mission c’est seulement le dernier jour de chaque mois qu’il me faut faire parvenir les rapports dans lesquels je suis tenue de rendre compte du comportement de mon mari, sauf si pour une raison exceptionnelle je me sens forcée d’attirer l’attention de la république populaire sur certaines circonstances qui, à la suite de signes suspects, conduiraient éventuellement à la nécessaire préparation des mesures protectrices convenables.

Eh bien, Camarade Commissaire, si cette fois je me sens tenue de vous informer en urgence, considérez cette initiative comme un signe d’une part de mon enthousiasme de camarade, d’autre part également de mon amertume d’épouse, bref et en un mot signe de mon amer enthousiasme : il convient d’agir immédiatement, j’ai des raisons bien fondées de soupçonner mon mari.

La chose m’est apparue il y a dix jours déjà.

Mon mari n’est pas rentré à la maison aussitôt après les heures officielles. J’ai téléphoné à l’ambassade, on m’a appris qu’il avait quitté les locaux. À sept heures et demie il n’était toujours pas rentré, alors que j’avais appelé à six heures.

So what, petit père, me suis-je dit. Écoutez, on ne peut jamais être assez prudent.

J’ai fait semblant de ne penser à rien, et je lui ai simplement fait observer, comme accessoirement, qu’il a été appelé par ce Lloyd George, ce type qui a l’air d’un bouledogue, où il traîne quand il devrait se trouver dans son bureau. Alors là, figurez-vous, camarade empire soviétique, ce qu’il m’a répondu ! Il a dit, ne crache pas dans le puits, Matiouchka, tu bois son eau. Gare à toi, contre-révolution, me suis-je dit. Non mais, figurez-vous, ce sacré Brigand Brigandovitch, mon pigeon, je vois bien le soir qu’il a une autre cravate nouée à son cou que celle qu’il a mise le matin, d’une couleur différente et pas rouge, mais bleue, quelle mouche a pu le piquer, change-t-il de cravate au milieu de la journée ? Derrière tout ça il doit y avoir quelque chose ou quelqu’un.

Dès lors je me suis résolue à le suivre.

Je suis montée dans un taxi fermé, comme ça, toute seule, je me suis plantée devant l’ambassade et j’ai attendu. Là alors j’ai vu ce salaud qui est sorti, qui est directement monté dans un taxi pour mon argent, au lieu de voyager en tram. J’ai dit à mon taxi, suivez-le, camarade chauffeur, parce que celui-là a quelque chose de louche en tête, pour sûr, une espèce de complot.

Alors sa voiture s’arrête devant une boutique. Il entre et moi je le guette. Jésus, Saint Zébédée ! N’est-il pas justement en train de pinçoter le menton d’une petite serveuse blonde au nez retroussé !

J’y entre, je lui administre une bonne claque, je fais même danser mon ombrelle sur son dos, je le traîne dehors par l’oreille. Alors là, il tombe à genoux, il débite dans une avalanche de soupirs que là, dans l’arrière-boutique, une société contre-révolutionnaire tient sa réunion conspiratrice secrète, voilà pourquoi il y était allé.

Bien sûr, pas un mot de vrai là-dedans !

Cette petite morveuse au nez retroussé, c’est pour elle qu’il a le béguin, pour ça qu’il est entré ! Cette espèce de gourgandine, lui qui m’a, moi !

J’ai fait semblant de le croire, d’avaler ses fariboles, mais je me suis vite mise à écrire cette lettre. Ciel et terre, Camarades directeurs du peuple, surtout ne gobez pas son histoire de conspiration – tout ça c’est du flan, en réalité c’est le nez retroussé qu’il convoite !

Envoyez immédiatement ici l’armée et la police, pour que je puisse arrêter et mettre aux fers cette insolente personne, cette minette au nez en trompette et l’expulser ad patres ! Une comme ça ! Une bonniche qui ose embobiner le mari d’une dame, d’une camarade de haut rang !

Veuillez sur-le-champ déclarer la guerre à l’Angleterre !

Je fais le présent rapport au nom de mon enthousiasme patriotique, mon amertume conjugale et ma responsabilité de commissionnée, bref : au nom de mon enthousiasme déçu.

 

                                                                       Mes respects, camarade,

                                                           Signé : Sorcierova Sankta Sanktirovna.

 

Pesti Napló, 11 juillet 1930

Article suivant paru dans Pesti Napló