Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE FAUX INSOMNIAQUE
Un type d’homme.
Dans la matinée, si tu le
rencontres, il lève sur toi des yeux hagards, et il chuchote d’une
voix mourante : mon ami, je n’ai pas fermé l’œil
une minute cette nuit, je vais devenir fou, je n’arrive pas à
dormir.
Tu es plein de compassion, tu lui proposes
divers somnifères, mais qu’il décline d’un geste
amer, naturellement il les a déjà tous essayés, il a
avalé des andaline, lulinal,
somniphène, par kilos, il a aussi tenté
le véronal et une centaine de produits à l’opium –
tout est vain, il n’a pas dormi un instant depuis des années, il
ne fait que se retourner dans son lit, le plus petit bruit suffit pour le
réveiller (là, tu es perplexe, de quoi se réveille-t-il s’il ne dort jamais ?
Mais par politesse tu ne relèves pas), il s’est déjà
essayé à la psychanalyse et même à l’hypnose,
un jour un professeur de réputation européenne l’a
hypnotisé durant trois heures, ça s’est terminé par
l’endormissement de l’hypnotiseur, il a fallu le déshabiller
et le porter au lit.
Il se trouve qu’un jour tu l’invites dans ta villégiature, et par hasard
il reste le soir. Dès neuf heures il affiche un visage porteur de toute
la douleur du monde, il prend congé de la joyeuse société,
il regrette mais il est tellement épuisé de ses insomnies
permanentes qu’il ne serait qu’un fardeau pour nous, mieux vaut
qu’il se retire et qu’il essaye de lire.
Évidemment c’en est fini de la bonne humeur
générale, la compagnie se disloque, toi-même tu te retires
sur la pointe des pieds dans ta chambre, contiguë de celle de
l’insomniaque. Tu veux te déshabiller, mais dès le premier
geste tu entends les gémissements pénibles du voisin, tu te
figes. Tu t’assois sur une chaise, tu retiens ton souffle, tu n’oses
pas allumer, tu restes immobile dans le noir. Tu fixes la porte en tremblant.
Que se passe-t-il ? Tes sens te jouent-ils un tour ?
Un ronflement régulier te parvient de la chambre voisine.
Le ronflement t’insupporte, mais tu n’oses rien dire, tu es
enchanté que le grand Insomniaque, pour la première fois de sa
vie, se soit endormi, et justement dans ton modeste logis ! Dieu te garde
de le déranger… puisque le plus petit bruit…
Tu restes éveillé toute la
nuit, tu écoutes le ronflement régulier, et tu tombes presque
à la renverse de frayeur quand, au petit matin, un tonneau de munitions
explose dans le voisinage ou un tremblement de terre de taille moyenne secoue
ton modeste chez-toi. Ce n’est pas pour ta vie que tu crains, mais pour
le sommeil de ton invité.
À ta grande surprise le ronflement
monotone persiste.
Cela te rassure un peu, et enfin, vers les
neuf heures, tu tombes dans les bras de Morphée.
Dix minutes plus tard il te
réveille, planté au milieu de ta chambre, qui t’explique
d’un air fantomatique que tu es un homme heureux, tu es riche d’un
sommeil calme et doux, alors que lui n’a pas fermé
l’œil de la nuit.
Pesti
Napló, 8 août 1930.